Nicolas Sarkozy pr�tendait r�cemment que le fait d�avoir donn� l�hospitalit� � Yvan Colonna n�appartenait pas � la culture corse. Nous lui d�dions donc la premi�re des nouvelles corses de Prosper M�rim�e qui s�inspirait lui-m�me d�une histoire que chacun se racontait dans l��le. Cette nouvelle de cinq pages, ant�rieure � Colomba, frappa l�opinion fran�aise au point que tous les grands �crivains de l��le se lanc�rent dans le �corsisme litt�raire�.
Nous conseillons donc au ministre de l�int�rieur qui poss�de lui-m�me et par alliance des attaches corses, de lire ces quelques paragraphes et de les m�diter. Avec une r�elle intelligence, il a d�ailleurs contredit ses propos puisque l�enqu�te sur le fameux r�seau des bergeries qui n�a jamais exist� que dans la t�te du chef du RAID et de quelques journalistes complaisants, s�est soudainement arr�t� apr�s les manifestations d�Olmeto et de Propriano.
Matteo Falcone
de Prosper M�rim�e
En sortant de Porto Vecchio et se dirigeant au nord-ouest., vers l'int�rieur de l'�le, on voit le terrain s'�lever assez rapidement, et, apr�s trois heures de marche par des sentiers tortueux, obstru�s par de gros quartiers de rocs, et quelquefois coup�s par des ravins, on se trouve sur le bord d'un maquis tr�s �tendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de quiconque s'est brouill� avec la justice. Il faut savoir que le laboureur corse, pour s'�pargner la peine de fumer son champ, met le feu � une certaine �tendue de bois : tant pis si la flamme se r�pand plus loin que besoin n'est ; arrive que pourra, on est s�r d'avoir une bonne r�colte en semant sur cette terre fertilis�e par les cendres des arbres qu'elle portait. Les �pis enlev�s, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine � recueillir, les racines qui sont rest�es en terre sans se consumer poussent au printemps suivant des c�p�es tr�s �paisses qui, en peu d'ann�es, parviennent � une hauteur de sept ou huit pieds. C'est cette mani�re de taillis fourr� que l'on nomme maquis. Diff�rentes esp�ces d'arbres et d'arbrisseaux le composent, m�l�s et confondus comme il pla�t � Dieu. Ce n'est que la hache � la main que l'homme s'y ouvrirait un passage et l'on voit des maquis si �pais et si touffus que les mouflons eux m�mes ne peuvent y p�n�trer.
Si vous avez tu� un homme, allez dans le maquis de Porto Vecchio, et vous y vivrez en s�ret�, avec un bon fusil, de la poudre et des balles ; n'oubliez pas un manteau brun garni d'un capuchon, qui sert de couverture et de matelas. Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des ch�taignes, et vous n'aurez rien � craindre de la justice ou des parents du mort, si ce n'est quand il vous faudra descendre � la ville pour y renouveler vos munitions.
Mateo Falcone, quand j'�tais en Corse, en 18�, avait sa maison � une demi lieue de ce maquis. C'�tait un homme assez riche pour le pays ; vivant noblement, c'est � dire sans rien faire, du produit de ses troupeaux que des bergers, esp�ces de nomades, menaient pa�tre �� et l� sur les montagnes. Lorsque je le vis, deux ann�es apr�s l'�v�nement que je vais raconter, il me parut �g� de cinquante ans tout au plus. Figurez vous un homme petit mais robuste, avec des cheveux cr�pus, noirs comme le jais, un nez aquilin, les l�vres minces, les yeux grands et vifs, et un teint couleur de revers de bottes. Son habilet� au tir du fusil passait pour extraordinaire, m�me dans son pays, o� il y a tant de bons tireurs. Par exemple, Mateo n'aurait jamais tir� sur un mouflon avec des chevrotines mais � cent vingt pas il l'abattait d'une balle dans la t�te ou dans l'�paule, � son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi facilement que le jour, et l'on m'a cit� de lui ce trait d'adresse qui para�tra peut �tre incroyable � qui n'a pas voyag� en Corse. � quatre vingts pas on pla�ait une chandelle allum�e derri�re un transparent de papier, large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on �teignait la chandelle, et, au bout d'une minute, dans l'obscurit� la plus compl�te, il tirait et per�ait le transparent trois fois sur quatre.
Avec un m�rite aussi transcendant, Mateo Falcone s'�tait attir� une grande r�putation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi : d'ailleurs serviable et faisant l'aum�ne, il vivait en paix avec tout le monde dans le district de Porto Vecchio. Mais on contait de lui qu'� Corte o� il avait pris femme, il s'�tait d�barrass� fort vigoureusement d'un rival qui passait pour aussi redoutable en guerre qu'en amour : du moins on attribuait � Mateo certain coup de fusil qui surprit ce rival comme il �tait � se raser devant un petit miroir pendu � sa fen�tre. L'affaire assoupie, Mateo se maria. Sa femme Giuseppa lui avait donn� d'abord trois filles (dont il enrageait), et enfin un fils, qu'il nomma Fortunato : c'�tait l'espoir de sa famille, l'h�ritier du nom. Les filles �taient bien mari�es : leur p�re pouvait compter au besoin sur les poignards et les escopettes de ses gendres. Le fils n'avait que dix ans, mais il annon�ait d�j� d'heureuses dispositions.
Un certain jour d'automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairi�re du maquis. Le petit Fortunato voulait l'accompagner, mais la clairi�re �tait trop loin ; d'ailleurs il fallait bien que quelqu'un rest�t pour garder la maison ; le p�re refusa donc : on verra s'il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Il �tait absent depuis quelques heures, et le petit Fortunato �tait tranquillement �tendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que le dimanche prochain il irait d�ner � la ville, chez son oncle le caporal, quand il fut soudainement interrompu dans ses m�ditations par l'explosion d'une arme � feu. Il se leva et se tourna du c�t� de la plaine d'o� partait ce bruit. D'autres coups de fusil se succ�d�rent tir�s � intervalles in�gaux, et toujours de plus en plus rapproch�s ; enfin, dans le sentier qui menait de la plaine � la maison de Mateo parut un homme, coiff� d'un bonnet pointu comme en portent les montagnards, barbu, couvert de haillons, et se tra�nant avec peine en s'appuyant sur son fusil. Il venait de recevoir un coup de feu dans la cuisse.
Cet homme �tait un bandit, qui, �tant parti de nuit pour aller acheter de la poudre � la ville, �tait tomb� en route dans une embuscade de voltigeurs corses. Apr�s une vigoureuse d�fense, il �tait parvenu � faire sa retraite, vivement poursuivi et tiraillant de rocher en rocher. Mais il avait peu d'avance sur les soldats, et sa blessure le mettait hors d'�tat de gagner le maquis avant d'�tre rejoint.
Il s'approcha de Fortunato et lui dit :
� Tu es le fils de Mateo Falcone ?
Oui.
Moi je suis Gianetto Sanpiero. je suis poursuivi par les collets jaunes. Cache moi, car je ne puis aller plus loin.
Et que dira mon p�re si je te cache sans sa permission ?
Il dira que tu as bien fait.
Qui sait ?
Cache moi vite ; ils viennent.
Attends que mon p�re soit revenu.
Que j'attende ! mal�diction ! Ils seront ici dans cinq minutes. Allons, cache moi, ou je te tue. �
Fortunato lui r�pondit avec le plus grand sang froid
Ton fusil est d�charg�, et il n'y a plus de cartouches dans ta carchera.
J'ai mon stylet.
Mais courras tu aussi vite que moi ? �
Il fit un saut, et se mit hors d'atteinte.
� Tu n'es pas le fils de Mateo Falcone ! Me laisseras tu donc arr�ter devant ta maison ? �
L'enfant parut touch�.
� Que me donneras tu si je te cache ? � dit il en se rapprochant.
Le bandit fouilla dans une poche de cuir qui pendait � sa ceinture, et il en tira une pi�ce de cinq francs qu'il avait r�serv�e sans doute pour acheter de la poudre. Fortunato sourit � la vue de la pi�ce d'argent ; il s'en saisit, et dit � Gianetto
Ne crains rien. �
Aussit�t il fit un grand trou dans un tas de foin plac� aupr�s de la maison. Gianetto s'y blottit, et l'enfant le recouvrit de mani�re � lui laisser un peu d'air pour respirer, sans qu'il f�t possible cependant de soup�onner que ce foin cach�t un homme. Il s'avisa, de plus, d'une finesse de sauvage assez ing�nieuse. Il alla prendre une chatte et ses petits, et les �tablit sur le tas de foin pour faire croire qu'il n'avait pas �t� remu� depuis peu. Ensuite, remarquant des traces de sang sur le sentier pr�s de la maison, il les couvrit de poussi�re avec soin, et, cela fait, il se recoucha au soleil avec la plus grande tranquillit�.
Quelques minutes apr�s, six hommes en uniforme brun � collet jaune, et command�s par un adjudant, �taient devant la porte de Mateo. Cet adjudant �tait quelque peu parent de Falcone. On sait qu'en Corse on suit les degr�s de parent� beaucoup plus loin qu'ailleurs. Il se nommait Tiodoro Gamba : c'�tait un homme actif, fort redout� des bandits dont il avait d�j� traqu� plusieurs.
� Bonjour, petit cousin, dit il � Fortunato en l'abordant comme te voil� grandi ! As tu vu passer un homme tout � l'heure.
Oh ! je ne suis pas encore si grand que vous, mon cousin, r�pondit l'enfant d'un air niais.
Cela viendra. Mais n'as tu pas vu passer un homme, dis moi ?
Si j'ai vu passer un homme ?
Oui, un homme avec un bonnet pointu en velours noir, et une veste brod�e de rouge et de jaune ?
Un homme avec un bonnet pointu, et une veste brod�e de rouge et de jaune ?
Oui, r�ponds vite, et ne r�p�te pas mes questions.
Ce matin, M. le cur� est pass� devant notre porte, sur son cheval Piero. Il m'a demand� comment papa se portait, et je lui ai r�pondu�
Ah ! petit dr�le, tu fais le malin ! Dis moi vite par o� est pass� Gianetto, car c'est lui que nous cherchons ; et, j'en suis certain, il a pris par ce sentier.
Qui sait ?
Qui sait ? C'est moi qui sais que tu l'as vu.
Est ce qu'on voit les passants quand on dort ?
Tu ne dormais pas, vaurien ; les coups de fusil t'ont r�veill�.
Vous croyez donc, mon cousin ' que vos fusils font tant de bruit ? L'escopette de mon p�re en fait bien davantage.
Que le diable te confonde ! maudit garnement ! je suis bien s�r que tu as vu le Gianetto. Peut �tre m�me l'as tu cach�. Allons, camarades, entrez dans cette maison, et voyez si notre homme n'y est pas. Il n'allait plus que d'une patte, et il a trop de bon sens, le coquin, pour avoir cherch� � gagner le maquis en clopinant. D'ailleurs les traces de sang s'arr�tent ici.
Et que dira papa ? demanda Fortunato en ricanant ; que dira t il s'il sait qu'on est entr� dans sa maison pendant qu'il �tait sorti ?
Vaurien ! dit l'adjudant Gamba en le prenant par l'oreille, sais tu qu'il ne tient qu'� moi de te faire changer de note ? Peut �tre qu'en te donnant une vingtaine de coups de plat de sabre tu parleras enfin. �
Et Fortunato ricanait toujours.
� Mon p�re est Mateo Falcone ! dit il avec emphase.
Sais tu bien, petit dr�le, que je puis t'emmener � Corte ou � Bastia. je te ferai coucher dans un cachot, sur la paille, les fers aux pieds, et je te ferai guillotiner si tu ne dis o� est Gianetto Sanpiero. �
L'enfant �clata de rire � cette ridicule menace. Il r�p�ta � Mon p�re est Mateo Falcone !
Adjudant, dit tout bas un des voltigeurs, ne nous brouillons pas avec Mateo. �
Gamba paraissait �videmment embarrass�. Il causait � voix basse avec ses soldats qui avaient d�j� visit� toute la maison. Ce n'�tait pas une op�ration fort longue, car la cabane d'un Corse ne consiste qu'en une seule pi�ce carr�e. L'ameublement se compose d'une table, de bancs, de coffres et d'ustensiles de chasse ou de m�nage. Cependant le petit Fortunato caressait sa chatte, et semblait jouir malignement : de la confusion des voltigeurs et de son cousin.
Un soldat s'approcha du tas de foin. Il vit la chatte, et donna un coup de ba�onnette dans le foin avec n�gligence, et haussant les �paules comme s'il sentait que sa pr�caution �tait ridicule. Rien ne remua ; et le visage de l'enfant ne trahit pas la plus l�g�re �motion.
L'adjudant et sa troupe se donnaient au diable ; d�j� ils regardaient s�rieusement du c�t� de la plaine comme dispos�s � s'en retourner par o� ils, �taient venus, quand leur chef, convaincu que les menaces ne produiraient aucune impression sur le fils de Falcone, voulut faire un dernier effort et tenter le pouvoir des caresses et des pr�sents.
� Petit cousin, dit il, tu me parais un gaillard bien �veill�. Tu iras loin. Mais tu joues un vilain jeu avec moi ; et si je ne
craignais de faire de la peine � mon cousin Mateo, le diable m'emporte ! je t'emm�nerais avec moi.
Bah !
Mais quand mon cousin sera revenu, je lui conterai l'affaire, et pour ta peine d'avoir menti il te donnera le fouet jusqu'au sang.
Savoir ?
Tu verras� mais, tiens� sois brave gar�on, et je te donnerai quelque chose.
Moi, mon cousin, je vous donnerai un avis, c'est que si vous tardez davantage, le Gianetto sera dans le maquis, et alors il faudra plus d'un luron comme vous pour l'y chercher. �
L'adjudant tira de sa poche une montre d'argent qui valait bien dix �cus ; et, remarquant que les yeux du petit Fortunato �tincelaient en la regardant, il lui dit en tenant la montre suspendue au bout de sa cha�ne d'acier.
� Fripon ! tu voudrais bien avoir une montre comme celle-ci suspendue � ton col, et tu te prom�nerais dans les rues de Porto Vecchio, fier comme un paon ; et les gens te demanderaient : Quelle heure est il ? et tu leur dirais : Regardez � ma montre.
Quand je serai grand, mon oncle le caporal me donnera une montre.
Oui, mais le fils de ton oncle en a d�j� une� pas aussi belle que celle ci, � la v�rit� Cependant il est plus jeune que toi. �
L'enfant soupira.
� Eh bien, la veux tu, cette montre, petit cousin ? �
Fortunato, lorgnant la montre du coin de l'�il, ressemblait � un chat � qui l'on pr�sente un poulet tout entier. Comme il sent que l'on se moque de lui, il n'ose y porter la griffe, et de temps en temps il d�tourne les yeux pour ne pas s'exposer � succomber � la tentation ; mais il se l�che les babines � tout moment, et il a l'air de dire � son ma�tre : Que votre plaisanterie est cruelle !
Cependant l'adjudant Gamba semblait de bonne foi en pr�sentant sa montre. Fortunato n'avan�a pas la main ; mais il lui dit avec un sourire amer : � Pourquoi vous moquez vous de moi ?
Par Dieu ! je ne me moque pas. Dis moi seulement o� est Gianetto, et cette montre est � toi. �
Fortunato laissa �chapper un sourire d'incr�dulit� ; et fixant ses yeux noirs sur ceux de l'adjudant, il s'effor�ait d'y lire la foi qu'il devait avoir en ses paroles.
� Que je perde mon �paulette, s'�cria l'adjudant, si je ne te donne pas la montre � cette condition ! Les camarades sont t�moins ; et je ne puis m'en d�dire. �
En parlant ainsi il approchait toujours la montre, tant, qu'elle touchait presque la joue p�le de l'enfant. Celui ci montrait bien sur sa figure le combat que se livraient en son �me la convoitise et le respect d� � l'hospitalit�. Sa poitrine nue se soulevait avec force, et il semblait pr�s d'�touffer. Cependant la montre oscillait, tournait, et quelquefois lui heurtait le bout du nez. Enfin, peu � peu sa main droite s'�leva vers la montre : le bout de ses doigts la toucha ; et elle pesait tout enti�re dans sa main sans que l'adjudant l�ch�t pourtant le bout de la cha�ne� Le cadran �tait azur� la bo�te nouvellement fourbie. au soleil elle paraissait toute de feu� La tentation �tait trop forte.
Fortunato �leva aussi sa main gauche, et indiqua du pouce, par dessus son �paule, le tas de foin auquel il �tait adoss�.
L'adjudant le comprit aussit�t. Il abandonna l'extr�mit� de la cha�ne ; Fortunato se sentit seul possesseur de la montre. Il se leva avec l'agilit� d'un daim, et s'�loigna de dix pas du tas de foin, que les voltigeurs se mirent aussit�t � culbuter.
On ne tarda pas � voir le foin s'agiter ; et un homme sanglant, le poignard � la main, en sortit : mais, comme il essayait de se lever en pied, sa blessure refroidie ne lui permit plus de se tenir debout. Il tomba. L'adjudant se jeta sur lui et lui arracha son stylet. Aussit�t on le garrotta fortement, malgr� sa r�sistance.
Gianetto, couch� par terre et li� comme un fagot, tourna la t�te vers Fortunato, qui s'�tait rapproch�. � Fils de� ! � lui dit il avec plus de m�pris que de col�re. L'enfant lui jeta la pi�ce d'argent qu'il en avait re�ue, sentant qu'il avait cess� de la m�riter ; mais le proscrit n'eut pas l'air de faire attention � ce mouvement. Il dit avec beaucoup de sang froid � l'adjudant : � Mon cher Gamba, je ne puis marcher ; vous allez �tre oblig� de me porter � la ville.
Tu courais tout � l'heure plus vite qu'un chevreuil, repartit le cruel vainqueur ; mais sois tranquille : je suis si content de te tenir, que je te porterais une lieue sur mon dos sans �tre fatigu�. Au reste, mon camarade, nous allons te faire une liti�re avec des branches et ta capote ; et � la ferme de Crespoli nous trouverons des chevaux.
Bien, dit le prisonnier ; vous mettrez aussi un peu de paille sur votre liti�re, pour que je sois plus commod�ment. �
Pendant que les voltigeurs s'occupaient, les uns � faire une esp�ce de brancard avec des branches de ch�taignier, les autres � panser la blessure de Gianetto, Mateo Falcone et sa femme parurent tout d'un coup au d�tour d'un sentier qui conduisait au maquis. La femme s'avan�ait courb�e p�niblement sous le poids d'un �norme sac de ch�taignes, tandis que son mari se pr�lassait, ne portant qu'un fusil � la main et un autre en bandouli�re ; car il est indigne d'un homme de porter d'autre fardeau que ses armes.
� la vue des soldats, la premi�re pens�e de Mateo fut qu'ils venaient pour l'arr�ter. Mais pourquoi cette id�e ? Mateo avait il donc quelques d�m�l�s avec la justice ? Non. Il jouissait d'une bonne r�putation. C'�tait, comme on dit, un particulier bien fam�, mais il �tait Corse et montagnard, et il y a peu de Corses montagnards qui, en scrutant bien leur m�moire, n'y trouvent quelques peccadilles telle que coups de fusil, coups de stylet et autres bagatelles. Mateo, plus qu'un autre, avait la conscience nette ; car depuis plus de dix ans il n'avait dirig� son fusil contre un homme ; mais toutefois il �tait prudent, et il se mit en posture de faire une belle d�fense, s'il en �tait besoin.
� Femme, dit il � Giuseppa, mets bas ton sac et tiens toi pr�te. � Elle ob�it sur le champ. Il lui donna le fusil qu'il avait en bandouli�re et qui aurait pu le g�ner. Il arma celui qu'il avait � la main, et il s'avan�a lentement vers sa maison, longeant les arbres qui bordaient le chemin, et pr�t, � la moindre d�monstration hostile � se jeter derri�re le plus gros tronc d�o� il p�t faire feu � couvert. Sa femme marchait sur ses talons, tenant son fusil de rechange et sa giberne.
L'emploi d'une bonne m�nag�re, en cas de combat, est de charger les armes de son mari.
D'un autre c�t�, l'adjudant �tait fort en peine en voyant Mateo s�avancer, ainsi, � pas compt�s, le fusil en avant et le doigt sur la d�tente. Si par hasard, pensa t il, Mateo se trouvait parent de Gianetto ou s'il �tait son ami, et qu'il voul�t le d�fendre, les bourres de ses deux fusils arriveraient � deux d'entre nous, aussi s�r qu�une lettre � la poste, et s'il me visait, nonobstant la parent� !
Dans cette perplexit�, il prit un parti fort courageux, ce fut de s'avancer seul vers Mateo pour lui conter l'affaire, en l'abordant comme une vieille connaissance, mais le court intervalle qui le s�parait de Mateo lui parut terriblement long.
� Hol� ! eh ! mon vieux camarade, criait il, comment. cela va t il, mon brave ? C'est moi, je suis Gamba, ton cousin. �
Mateo, sans r�pondre un mot, s'�tait arr�t�, et � mesure que l'autre parlait, il relevait doucement le canon de son fusil, de sorte qu'il �tait dirig� vers le ciel au moment o� l'adjudant le joignit.
� Bonjour, fr�re, dit l'adjudant en lui tendant la main. Il y a bien longtemps que je ne t'ai vu.
Bonjour, fr�re.
J'�tais venu pour te dire bonjour en passant, et � ma cousine Pepa. Nous avons fait une longue traite aujourd'hui ; mais il ne faut pas plaindre notre fatigue, car nous avons fait une fameuse prise. Nous venons d'empoigner Gianetto Sanpiero.
Dieu soit lou� ! s'�cria Giuseppa. Il nous a vol� une ch�vre laiti�re la semaine pass�e. �
Ces mots r�jouirent Gamba.
� Pauvre diable ! dit Mateo, il avait faim.
Le dr�le s'est d�fendu comme un lion, poursuivit l'adjudant un peu mortifi� ; il m'a tu� un de mes voltigeurs, et non content de cela, il a cass� le bras au caporal Chardon ; mais il n'y a pas grand mal, ce n'�tait qu'un Fran�ais� Ensuite il s'�tait si bien cach� que le diable ne l'aurait pu d�couvrir. Sans mon petit cousin Fortunato, je ne l'aurais jamais pu trouver.
Fortunato ? s'�cria Mateo.
Fortunato ? r�p�ta Giuseppa.
Oui, le Gianetto s'�tait cach� sous ce tas de foin l�-bas ; mais mon petit cousin m'a montr� la malice. Aussi je le dirai � son oncle le caporal, afin qu'il lui envoie un beau cadeau pour sa peine. Et son nom et le tien seront dans le rapport que j'enverrai � M. l'avocat g�n�ral.
Mal�diction ! � dit tout bas Mateo.
Ils avaient rejoint le d�tachement. Gianetto �tait d�j� couch� sur la liti�re et pr�t � partir. Quand il vit Mateo en la compagnie de Gamba, il sourit d'un sourire �trange ; puis, se tournant vers la porte de la maison, il cracha sur le seuil en disant : � maison d'un tra�tre ! �
Il n'y avait qu'un homme d�cid� � mourir qui e�t os� prononcer le mot de tra�tre en l'appliquant � Falcone. Un bon coup de stylet, qui n'aurait pas eu besoin d'�tre r�p�t�, aurait imm�diatement pay� l'insulte. Cependant Mateo ne fit pas d'autre geste que celui de porter sa main � son front comme un homme accabl�.
Fortunato �tait entr� dans la maison en voyant arriver son p�re. Il reparut bient�t avec une jatte de lait, qu'il pr�senta les, yeux baiss�s � Gianetto. � Loin de moi ! � lui cria le proscrit d'une voix foudroyante. Puis se tournant vers un des voltigeurs : � Camarade, donne moi � boire �, dit il. Le soldat remit sa gourde entre ses mains, et le bandit but l'eau que lui donnait un homme avec lequel il venait d'�changer des coups de fusil. Ensuite il demanda qu'on lui attach�t les mains de mani�re qu'il les e�t crois�es sur sa poitrine, au lieu de les avoir li�es derri�re le dos. � J'aime, disait il, � �tre couch� � mon aise. � On s'empressa de le satisfaire ; puis l'adjudant donna le signal de d�part, dit adieu � Mateo, qui ne lui r�pondit pas, et descendit au pas acc�l�r� vers la plaine.
Il se passa pr�s de dix minutes avant que Mateo ouvr�t la bouche. L'enfant regardait d'un �il inquiet tant�t sa m�re et tant�t son p�re, qui, s'appuyant sur son fusil, le consid�rait avec une expression de col�re concentr�e.
� Tu commences bien ! dit enfin Mateo d'une voix calme, mais effrayante pour qui connaissait l'homme.
Mon p�re ! � s'�cria l'enfant en s'avan�ant les larmes aux yeux comme pour se jeter � ses genoux. Mais Mateo lui cria : �Arri�re de moi !� Et l'enfant s'arr�ta et sanglota, immobile, � quelques pas de son p�re.
Giuseppa s'approcha. Elle venait d'apercevoir la cha�ne de la montre, dont un bout sortait de la chemise de Fortunato.
� Qui t'a donn� cette montre ? demanda t elle d'un ton s�v�re.
Mon cousin l'adjudant. �
Falcone saisit la montre, et, la jetant avec force contre une pierre, il la mit en mille pi�ces.
� Femme, dit il, cet enfant est il de moi ? �
Les joues brunes de Giuseppa devinrent d'un rouge de brique.
� Que dis tu, Mateo ? et sais tu bien � qui tu parles ?
Eh bien ! cet enfant est le premier de sa race qui ait fait une trahison. �
Les sanglots et les hoquets de Fortunato redoubl�rent, et Falcone tenait ses yeux de lynx toujours attach�s sur lui. Enfin il frappa la terre de la crosse de son fusil, puis le rejeta sur son �paule et reprit le chemin du maquis en criant � Fortunato de le suivre. L'enfant ob�it.
Giuseppa courut apr�s Mateo et lui saisit le bras.
� C'est ton fils, lui dit elle d'une voix tremblante en attachant ses yeux noirs sur ceux de son mari, comme pour lire ce qui se passait dans son �me.
- Laisse moi, r�pondit Mateo ; je suis son p�re. �
Giuseppa embrassa son fils et rentra en pleurant dans sa cabane. Elle se jeta � genoux devant une image de la Vierge et pria avec ferveur. Cependant Falcone marcha quelque deux cents pas dans le sentier et ne s'arr�ta que dans un petit ravin o� il descendit. Il sonda la terre avec la crosse de son fusil et la trouva molle et facile � creuser.
L'endroit lui parut convenable pour son dessein.
� Fortunato, va aupr�s de cette grosse pierre. �
L'enfant fit ce qu'il lui commandait, puis il s'agenouilla.
� Dis tes pri�res.
Mon p�re, mon p�re, ne me tuez pas !
Dis tes pri�res ! � r�p�ta Mateo d'une voix terrible.
L'enfant, tout en balbutiant et en sanglotant, r�cita le Pater et le Credo. Le p�re, d'une voix forte, r�pondait Amen ! � la fin de chaque pri�re.
� Sont ce l� toutes les pri�res que tu sais ?
Mon p�re, je sais encore l'Ave Maria et la litanie que ma tante m'a appris.
Elle est bien longue, n'importe. �
L'enfant acheva la litanie d'une voix �teinte.
� As tu fini ?
Oh ! mon p�re, gr�ce ! pardonnez moi ! je ne le ferai plus ! Je prierai tant mon cousin le caporal qu'on fera gr�ce au Gianetto ! �
Il parlait encore ; Mateo avait arm� son fusil et le couchait en joue en lui disant : � Que Dieu te pardonne ! � L'enfant fit un effort d�sesp�r� pour se relever et embrasser les genoux de son p�re ; mais il n'en eut pas le temps. Mateo fit feu, et Fortunato tomba roide mort.
Sans jeter un coup d'�il sur le cadavre, Mateo reprit le chemin de sa maison pour aller chercher une b�che afin d'enterrer son fils. Il avait fait � peine quelques pas qu'il rencontra Giuseppa, qui accourait alarm�e du coup de feu.
� Qu'as tu fait ? s'�cria t elle.
Justice.
O� est il ?
Dans le ravin. Je vais l'enterrer. Il est mort en chr�tien je lui ferai chanter une messe. Qu'on dise � mon gendre Tiodoro Bianchi de venir demeurer avec nous. �
Prosper M�rim�e
(La Revue de Paris le 5 mai 1829)
TOUT LE DOSSIER CORSE
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