La question corse vue par l�un de ses acteurs
Jun 12, 2003
Auteur: L'investigateur

G�rard Pardini, l�ancien chef de cabinet du pr�fet Bonnet, vient d��crire un livre tout � fait remarquable intitul� � L��tat et la Corse : la r�publique � l��preuve �. C�est un ouvrage d�information et de r�flexion sur l��volution de la question corse dans le cadre de la r�publique fran�aise. C�est aussi � notre sens l�ouvrage le plus document� et qui va le plus loin dans la r�flexion sur le pass� et l�avenir de la Corse. Nous en publions un passage relatif � la question de la bid�partementalisation et au r�f�rendum sur la collectivit� unique. Le regard de l�auteur est int�ressant car il est celui d�un Corse qui a v�cu la mutation de la question corse au sein m�me de l�appareil d��tat. Sa pens�e cadre est que l��tat a toujours essay� de freiner la revendication r�gionaliste puis autonomiste. Ainsi la bi-d�partementalisation de 1975 �tait-elle une r�ponse � la mont�e de l�autonomisme et une volont� de plus impliquer les notables locaux dans les affaires insulaires. De la m�me mani�re la collectivit� unique r�pond-elle aux besoins de l��tat de renvoyer les �lus locaux � leurs propres responsabilit�s mais aussi d�emp�cher une radicalisation de la question corse en impliquant les nationalistes dans la gestion locale. L�ouvrage de G�rard Pardini � L��tat et la Corse : la r�publique � l��preuve � a �t� �dit� par les �ditions L�Harmattan et vaut 41 euros, un prix prohibitif qui malheureusment risque de limiter l�impact de ce livre pourtant utile.

1. LA FICTION DE LA BID�PARTEMENTALISATION


La Corse n'a connu qu'une �ph�m�re bid�partementalisation de 1793 � 1811. Elle reprenait la division du territoire de l'�le en zones �d'en-de�� et �au-del� des monts249 �. Un voeu du conseil g�n�ral de la Corse relance, en 1971, le probl�me de la partition. Ce voeu reprend l'argumentation d�velopp�e par une �association pour le r�tablissement des deux d�partements� cr��e en 1968 par un avocat bastiais. Ce d�bat donne pr�texte au gouvernement de Pierre Messmer d'engager le processus de division, � l'automne 1974.

La cr�ation des deux d�partements met ainsi fin � l'existence de la seule r�gion m�tropolitaine monod�partementale. Elle �tait utilis�e par le mouvement autonomiste pour d�velopper ses th�ses sur le particularisme institutionnel. Le gouvernement estime alors urgent de se d�barrasser au plus vite des dispositions de la loi du 5 juillet 1972 qui avait ent�rin� ce statut de r�gion monod�partementale. Les �lus du Nord de la Corse soutiennent le projet. Il apporte des emplois et un accroissement significatif des cr�dits affect�s au secteur du b�timent - travaux publics, en raison de la construction pr�vue de nouveaux �difices publics et de la r�alisation de travaux routiers par le futur conseil g�n�ral.

La bid�partementalisation r�v�le un choc entre les deux grandes tendances des politiques publiques conduites en Corse: r�ticence � l'innovation et recours aux ressources du droit commun pour encadrer le particularisme. Les arguments qui seront �chang�s entre les partisans, nombreux, et les adversaires, minoritaires, de la partition refl�tent cette ambigu�t�.


1.1 - La r�ticence � l'innovation


Elle appara�t clairement dans les propos tenus, devant les d�put�s, par le ministre de l'Int�rieur, en avril 1975 : �La Corse a une unit� politique, morale, sentimentale et historique que personne ne conteste, mais il faut renforcer les structures d'une �le aujourd'hui sous-administr�e en cr�ant un nouveau centre de d�cision � Bastia. Il s'agit ensuite d'organiser le d�veloppement �conomique de mani�re � pr�server l'identit� corse et sauvegarder la qualit� de vie. Le moment est venu de fixer en accord avec la population les grandes orientations � donner au d�veloppement �conomique.25� � Le projet du gouvernement reprend la d�limitation des d�partements de 1793. Il pr�sente l'avantage de conserver les limites d'arrondissement du d�partement unique et de respecter les deux r�gions naturelles de la Corse.

Pouss� dans ses retranchements par les parlementaires et interpell� par voie de presse par l'opposition socialiste et communiste, le ministre maintient son argumentation d'une �meilleure administration �. Il faut rapprocher les citoyens habitant le Nord du d�partement d'un centre de d�cision. Il est tout de m�me contraint dans les m�mes interventions d'avouer une �vidence � savoir qu'une simple r�organisation administrative ne peut effacer les difficult�s �conomiques que traverse l'�le depuis des dizaines d'ann�es.

Ce quasi-aveu d'avoir choisi une r�ponse institutionnelle ne r�glant pas la question corse, passera inaper�u. Hors la pr�sence des m�dias, le ministre reconna�t avoir voulu emp�cher toute d�rive r�gionaliste qui serait inmanquablement survenue, si le statut de r�gion monod�partementale avait �t� maintenu. La mise en place d'une assembl�e unique se serait rapidement transform�e en une revendication politique � laquelle il aurait difficile d'opposer de solides arguments. La cr�ation d'une telle assembl�e fusionnant les comp�tences du conseil r�gional et du conseil g�n�ral ne pourrait intervenir qu'apr�s une r�vision constitutionnelle. Personne ne veut cr�er un tel pr�c�dent avec une r�gion m�tropolitaine. La Direction G�n�rale des Collectivit�s locales (DGCL) a d�j� pressenti que cette revendication d'assembl�e unique constituerait tr�s vite un axe de contestation dans les DOM.

La cr�ation de deux d�partements en Corse peut donc �tre difficilement pr�sent�e comme une mesure innovante. La seule nouveaut� r�side dans la r�alisation du processus de d�coupage qui constitue une mesure exceptionnelle. Entre 1945 et 1975, seules trois propositions de d�coupage � la suite d'initiatives locales sont recens�es dans notre histoire. Aucune n'aboutira (ces propositions concernaient les d�partements du Nord et du Pas-deCalais, les Pyrenees-Atlantiques, la Meuse et la Meurthe-etMoselle). Les propositions concernant les d�partements du Nord et d'Alsace-Moselle r�pondaient � la prise en compte de probl�mes d�mographiques et �conomiques. Seule la proposition de cr�ation d'un d�partement basque dans les Pyr�n�esAtlantiques r�pondait, comme en Corse, � une motivation politique plus qu'� une logique administrative ou �conomique. A la diff�rence de la Corse, la proposition de cr�ation d'un d�partement basque sera constamment soutenue, depuis la R�volution, par des int�r�ts locaux (au moins cinq tentatives recens�es depuis 1945).

Depuis 1945, deux seules cr�ations de d�partements sont recens�es. Elles proviennent d'une initiative de l'Ex�cutif. Elles concernent les d�partements de la r�gion parisienne cr��s par la loi du 10 juillet 1964 et les d�partements corses. Cette remarque n'est pas anodine. Elle confirme la pr��minence conf�r�e au pouvoir ex�cutif par la Constitution de 1958, en mati�re d'organisation territoriale. �L'Etat administration� commande toujours sur ce point, � � l'Etat R�publique �. Ces deux r�formes voulues par l'Ex�cutif ont abouti tr�s rapidement. Un mois pour les d�partements de la r�gion parisienne, six mois environ pour la Corse. Ce plus long d�lai s'explique par la consultation du conseil g�n�ral de Corse. Elle ne fut pas r�alis�e lors du d�coupage parisien"'. On ne peut d�nier le caract�re innovant de la r�organisation parisienne. Elle faisait de la ville de Paris une collectivit� territoriale � statut particulier, cr��e sur le fondement d'une l'interpr�tation extensive de l'article 72 de la Constitution. Cette cr�ation de six nouveaux d�partements �tait justifi�e par l'importance d�mographique consid�rable du territoire concern� et de sa sous-administration flagrante. Le ministre de l'int�rieur, dans son rapport de pr�sentation du projet de loi, �voque �L'imp�ratif d'efficacit� qui commande la division des trop grandes unit�s de gestion. Un simple renforcement des cadres administratifs alourdirait encore la marche des organismes comp�tents et ne leur permettrait pas d'am�liorer proportionnellement leur action.�

La r�organisation s'inspire donc de deux id�es principales: la d�partementalisation et l'unit� r�gionale. Le projet de loi, pour laisser les coud�es franches au gouvernement, pr�voyait que les dispositions de la loi du 10 ao�t 1871 et de l'ordonnance du 2 janvier 1945 ne seraient pas applicables � la r�organisation de la r�gion parisienne. Rien de tel pour la Corse. L'expos� des motifs du projet de loi pr�cise d'autres orientations. �Le pr�sent projet de loi a pour objet d'organiser le territoire de la Corse en deux d�partements et r�pond � plusieurs pr�occupations.
-tout d'abord reconna�tre au sein de la Corse, la r�alit� de deux r�gions naturelles bien distinctes;
-renforcer l'efficacit� de l'administration en cr�ant un nouveau centre de d�cision � Bastia et par-l� m�me, assurer un meilleur fonctionnement des services qui concourent au d�veloppement �conomique et social de la Corse;
-permettre enfin une application plus rationnelle de la loi portant cr�ation des r�gions, en consacrant une insertion normale de la Corse dans le sch�ma g�n�ral de l'organisation administrative r�gionale.�

Le texte de loi fut adopt� par le Parlement sans soulever d'oppositions v�ritables. Un d�cret du 4 septembre 1975 fixa au 1 ` janvier 1976 la date d'entr�e en vigueur de la partition et une commission provisoire de douze conseillers g�n�raux charg�e de pourvoir � la gestion du d�partement de la Corse jusqu'au 31 d�cembre 1975.

L'absence de v�ritable d�bat sur les institutions, � l'occasion de la partition de la Corse, est r�v�latrice des divergences de vue entre le gouvernement et les �lus locaux. Le premier souhaitant �viter toute �volution institutionnelle, les seconds ne pensant qu'aux aspects financiers de la partition. La bid�partementalisation renvoie la Corse au droit commun r�gional et amorce durablement les futures revendications tant dans l'�le que sur l'ensemble du territoire national.

1.2 - Le droit commun au secours de la r�gionalisation


Le gouvernement recherche un second souffle pouvant venir en aide � la r�gionalisation. La Corse qui a longtemps constitu� une �r�gion croupion� est d�tach�e de PACA depuis trop peu de temps pour s'affirmer (un d�cret du 9 janvier 1970 a cr�� la circonscription d'Action R�gionale Corse). Cette s�paration du littoral proven�al a d'ailleurs �t� timide. Une structure de concertation avec la circonscription PACA est maintenue jusqu'en 1972, date de la cr�ation des �tablissements publics r�gionaux au sein des Commissions Administratives R�gionales (CAR).

Les deux d�partements vont l�gitimer la r�gion corse. En 1975, leur cr�ation co�ncide avec l'�rection de l'�le en acad�mie de plein exercice. Les structures administratives des minist�res recouvrent d�sormais les fronti�res naturelles de la r�gion. Le d�partement de Haute Corse vient r��quilibrer l'�le par le renforcement des �quipements publics. Les �lus bastiais estiment que leur poids politique a �t� reconnu et que le gouvernement a fait droit � leurs griefs sur la concentration des efforts publics dans le sud. La pr�fecture de Corse et les services de l'Etat pr�sents � Ajaccio �taient fortement soup�onn�s de privil�gier le d�veloppement de la capitale r�gionale, Ajaccio, au d�triment du reste de l'�le. Le conseil g�n�ral de Haute Corse permettrait, au nord de l'�le, de prendre une part plus active au d�veloppement �conomique. Dans ce sch�ma, le conseil r�gional assurerait l'unit� de d�cision et d'action en participant aux arbitrages au c�t� du pr�fet de r�gion. Tel est le tableau idyllique bross� par le gouvernement pour justifier la cr�ation des deux d�partements. Le gouvernement entend ainsi cr�er un processus permettant
d'aboutir � un d�veloppement harmonieux de l'�le dans le respect des comp�tences des deux conseils g�n�raux.

La bid�partementalisation va tr�s vite relancer le d�bat r�gional. La r�forme n'a �videmment pas touch� les comp�tences respectives des conseils g�n�raux et du conseil r�gional. Les critiques exprim�es du temps de la r�gion monod�partementale vont ressurgir. En pratique, les arbitrages rendus par le conseil r�gional, en fait surtout ceux du pr�fet, vont se r�sumer � une r�partition � l'identique des cr�dits publics entre le Nord et le Sud. Pour un franc affect� � un investissement en Corse du sud correspond dans la quasi-totalit� des cas, un franc pour la Haute Corse affect� � une op�ration similaire. Un tel sch�ma ne peut qu'entra�ner la poursuite de la d�gradation de la situation �conomique, un d�veloppement rapide des d�rives dans le domaine de l'action sociale et l'impossibilit� de mettre un terme � cette situation en raison de la dispersion des moyens publics �clat�s entre au moins trois centres de d�cision.

Malgr� les importants efforts financiers consentis, aucune �volution significative du probl�me corse ne se constatera. La bid�partementalisation a certes cr�� deux d�partements mais n'a pas modifi� la perception unitaire du probl�me corse. C'est en ce sens qu'elle a constitu� une fiction. En six ans, elle va d�boucher sur l'octroi d'un statut particulier qui amorce une remise en cause de plus en plus forte des institutions.
Les deux d�partements naissent, en 1975, sous de mauvais auspices. Trois mois apr�s le vote de la loi de bid�partementalisation, le mouvement autonomiste bascule dans la violence avec le drame d'Al�ria.

Le 22 ao�t 1975, la violence politique s'enracine durablement et �clipse la r�forme administrative. Cette derni�re appara�t bien timide au regard des �v�nements dramatiques v�cus dans l'�le. R�soudre les probl�mes �conomiques appara�t insuffisant. Trois ans apr�s le vote de la loi du 15 mai 1975, les arguments du gouvernement pr�nant une r�ponse �conomique adapt�e dans le cadre d'une r�gion aux pouvoirs rogn�s par l'existence de deux conseils g�n�raux, sont d�j� obsol�tes.

La bid�partementalisation a �t� la derni�re tentative pour 1'Etat de proposer un changement permettant de r�sister aux pouss�es revendicatives de plus en plus fortes de d�centralisation et de r�gionalisme.

Cr�er deux d�partements affaiblit la pression des �lus sur le pouvoir central en les canalisant sur deux fois plus de fonctionnaires disposant de moyens de r�sistance passive �prouv�s.

La d�pendance mutuelle entre pr�fet et notables locaux sera ainsi d�multipli�e. En contrepartie, l'administration donne l'apparence d'un rapprochement avec la population. Les �lus ont pour interlocuteur un haut fonctionnaire dont ils connaissent parfaitement le mode de fonctionnement. La r�gle de droit peut donc continuer � �tre adapt�e ou non appliqu�e dans la plus grande opacit�. Le jeu subtil d'interpr�tation des normes est une fois de plus encourag� par l'Etat. Le pr�fet justifie les notables aux yeux de leurs �lecteurs en �interpr�tant� les r�gles pour lesquelles les �lus ont demand� une adaptation ponctuelle. Ces derniers appliquent ensuite la norme modifi�e en donnant l'illusion de respecter l'universalit� et l'�galit� de la loi, illusion qui permet tr�s souvent au pouvoir central de se dispenser de mettre en oeuvre des moyens de coercition. Par exemple, dans le domaine du droit de l'urbanisme, les pr�fets interpr�tent parfois de fa�on diff�rente la notion de ((continuit� d'urbanisation� pour accepter ou rejeter une demande de permis de construire. Une maison sera donc consid�r�e, suivant les cas, comme un hameau (ce qui autorise une continuit� d'urbanisation) ou au contraire comme une habitation isol�e qui justifie alors le refus de construction par l'application stricte du R�glement national d'urbanisme. Peu de d�cideurs politiques ont compris que ce syst�me (
Alors que la vieille symbiose unissant administration et politiques locaux se d�sagr�ge, l'Etat tente de la sauvegarder. Pourtant, l'�le ne correspond d�j� plus � ce sch�ma. Elle ne peut plus �tre couverte par une poign�e de gendarmes bien inform�s par des notables pour parvenir � maintenir l'ordre public � un niveau acceptable. Devenue turbulente, la Corse ne peut compter sur le renforcement des effectifs policiers pour �tre contr�l�e car les �lites locales ont perdu leur autorit� et celles qui �mergent contribuent au d�sordre. La capacit� d'action collective de l'administration ne peut dans ce sch�ma que s'affaiblir. Le choix d�lib�r� de privil�gier les int�r�ts de l'Etat plut�t que ceux de l'�le trouvera ainsi tr�s vite ses limites.

Le souhait de voir les institutions �voluer, appara�t donc quasi simultan�ment au vote de la loi. Certes, des transferts de comp�tences accrus vers la r�gion ou une r�organisation institutionnelle, ne constituent pas une fin en soi mais ils pr�sentent l'avantage d'apporter une r�ponse politique et de replacer le dossier corse dans son contexte. Six ann�es de troubles vont ouvrir la voie � l'innovation l�gislative permettant d'imaginer la possibilit� d'une �volution diff�renci�e de certains territoires de la R�publique. Le discours programme de la bid�partementalisation qui reprenait les th�mes des politiques publiques conduites traditionnellement par l'administration depuis au moins les rapports Cl�menceau-Delanney (1905) n'aura pas surv�cu longtemps.

Les questions statutaires volontairement �vacu�es en raison de leur caract�re d�stabilisant vont revenir dans le d�bat et l'acc�l�rer. M�me les plus r�ticents � l'ouverture de n�gociations pouvant aboutir � une �volution institutionnelle vers plus d'autonomie, vont se rallier bon gr� mal gr� � la solution qui semble se dessiner en filigrane depuis Al�ria, octroyer � l'�le une d�centralisation de plus en plus forte allant vers l'autonomie.

�2003 L'investigateur - tous droits r�serv�s