Les Russes en Corse (11)
Dec 18, 2003
L'int�gration � la nation fran�aise s'est faite au cours des ann�es 20 et 30 par la naturalisation. Il n'y a pas eu de proc�dure globale: la nationalit� fran�aise a �t� accord�e de fa�on tr�s �chelonn�e. Ainsi, Anatole Popoff devient fran�ais d�s 1927, Serge Amolsky en novembre 1930, alors que N.X. doit attendre pour cela le 26 mai 1936. En 1939, le processus de naturalisation est termin�, puisqu'on ne trouve alors en Corse plus que 3 r�fugi�s russes, lesquels n'ont vraisemblablement pas souhait� devenir fran�ais.

� partir de la naturalisation, les r�fugi�s se dissolvent dans la population de l'�le, et la Corse r�v�le ici sa formidable capacit� d'assimilation. Tout montre que d�s la premi�re g�n�ration, les Russes ont �t� non seulement int�gr�s, mais assimil�s par l'�le. De nombreux t�moignages affirment que, quelques ann�es apr�s leur arriv�e, les r�fugi�s parlaient beaucoup mieux le corse que le fran�ais. Voici comment la fille d'Anatole Popoff d�crit son p�re: "Il parlait le corse, avait des amis bergers, aimait le fromage de ch�vre et les figues [...]. L'Ukraine �tait sa terre natale, la France sa deuxi�me patrie, mais la Corse il l'aimait par-dessus tout: il y avait trouv� la paix et le bonheur". Chose beaucoup plus stup�fiante, en l'espace de quelques ann�es, la religion orthodoxe semble avoir totalement disparu de l'�le. Tous les Corses d'origine russe semblent �tre de confession catholique.

Comment peut-on expliquer cette sp�cificit� corse, ce cas unique d'assimilation rapide et totale dans l'histoire de la diaspora russe blanche en Europe occidentale? Il faut pour cela se replacer dans le contexte de l'�le en 1921. On s'en souvient, la jeunesse paysanne corse a �t� d�cim�e sur les champs de bataille de la Grande Guerre; les survivants sont souvent partis tenter leur chance sur le continent ou aux colonies. Autant dire que la Corse ne manque pas de veuves et de filles � marier dans ces ann�es-l�. Or, voil� qu'arrive un bateau, charg� de jeunes, robustes et beaux slaves blonds aux yeux bleus... On imagine facilement l'int�r�t que ces Russes ont d� susciter parmi la gent f�minine insulaire.

Tous les t�moignages concordent sur le fait que les r�fugi�s n'ont pas d� aller chercher bien loin pour se marier; dans de nombreux cas, ils ont tout simplement �pous� la fille du fermier chez qui ils travaillaient: c'est le cas de Serge Amolsky � Appietto, ou de N.X. � Ocana; au pire, la jeune �pous�e vient du village voisin, comme pour Anatole Popoff d'�le-Rousse qui se marie � Monticello. Pour la soci�t� corse de l'�poque, le mariage ne pouvait �tre que religieux. A ce moment-l�, les fianc�s russes �taient soumis � une pression � laquelle ils pouvaient difficilement r�sister. Contrairement � ce que pourraient laisser croire les images d'�pinal qui d�crivent un milieu tr�s machiste, la soci�t� corse - comme beaucoup de soci�t�s m�diterran�ennes, d'ailleurs - est matriarcale: c'est la femme qui dicte la loi � la cellule familiale; et pour l'�norme majorit� de ces femmes corses, il �tait tout simplement inimaginable que leur mariage ne soit catholique: donc, pas d'�pousailles sans conversion. Si, par extraordinaire, un Russe trouvait une fianc�e pr�te � accepter que son �poux ait une confession diff�rente de la sienne, c'est le cur� qui refusait de c�l�brer la c�r�monie. De gr� ou de force, les Russes qui ont fait souche en Corse ont d� se convertir au catholicisme. De toute �vidence, c'est en grande partie par la femme corse que les r�fugi�s du "Rion" ont �t� assimil�s d�s la premi�re g�n�ration.

D'autre part, leur extr�me dispersion dans l'�le a jou� un r�le important. Nous l'avons vu, la plupart d'entre eux �taient �parpill�s dans les villages de l'int�rieur. Selon la tradition corse, les ouvriers agricoles, bien peu nombreux de par la taille tr�s r�duite des exploitations, vivaient avec leurs employeurs, mangeaient � leur table, bref, faisaient partie de la famille. S�par�s de leurs compatriotes �parpill�s dans l'�le, phagocyt�s par les cellules familiales jalouses de garder des employ�s qui donnaient satisfaction, les Russes ont eu toutes leurs racines coup�es, et ont perdu totalement leur identit� slave pour finir par devenir de vrais Corses.


Les Russo-Corses aujourd'hui

A l'heure o� sont �crites ces lignes, il ne reste plus qu'un seul survivant des passagers du "Rion" qui ont fait souche en Corse. Leurs enfants et petits-enfants ont gard� leurs patronymes russes, mais sont corses jusqu'au bout des ongles. Tous parlent le corse, plusieurs sont m�me des nationalistes convaincus. Ils n'ont toutefois pas oubli� leurs origines, et certains souffrent aujourd'hui d'avoir �t� coup�s de leurs racines slaves. Ce besoin de les retrouver s'est concr�tis� depuis peu par la cr�ation d'une association qui cherche � regrouper les personnes d'origine slave vivant en Corse, et tous les insulaires qui s'int�ressent � la Russie ainsi qu'� la culture slave.

Le lecteur aura beaucoup de mal � trouver trace du passage du "Rion" dans le paysage corse. Il pourra peut-�tre aller visiter la petite �glise d'Appietto, qui a �t� d�cor�e par l'artiste-peintre Choupik, ou aller se recueillir � celle d'Olmeto en admirant les peintures du Prince Mestchersky.

�PILOGUE

Peut-�tre est-il temps de se retourner pour voir ce qu'est devenu celui qui est � l'origine de l'arriv�e des Russes en Corse: le "Rion".

Le paquebot devait �tre vendu pour d�dommager le Tr�sor des frais engag�s pour l'�vacuation et l'entretien des r�fugi�s. Au d�but de l'ann�e 1922, il est achet� par un chantier italien de d�molition de Savona218. Bien incapable de se d�placer tout seul, il est pris en remorque par deux remorqueurs italiens et quitte Ajaccio le 17 mars 1922 � 9 heures du matin.

De mani�re tr�s curieuse, le d�part de cette verrue provoque une bouff�e de nostalgie chez l'�ditorialiste de La Jeune Corse, qui en profite pour faire un retour en arri�re et dresser un bilan: "Le vapeur russe le "Rion" [...], a �t� vendu � un industriel italien [...] aux fins de d�molition. Ainsi va finir � la ferraille, ce grand steamer qui sauva de la famine et de la mort, pr�s de 4000 personnes, hommes, femmes et enfants, �paves humaines du terrible naufrage russe, dont l'arriv�e inopin�e dans notre port, on s'en souvient, avait si fortement �mu notre population [...]. Mais la Providence veillait sur les pauvres fugitifs: le Dieu des braves gens avait pris soin d'eux [...] en les poussant vers notre port et notre population semble avoir �t�, en cette circonstance, l'instrument de la Providence ! En effet, quand le "Rion" arriva sur rade [...], la triste odyss�e de sa cargaison humaine ne tarda pas � se r�pandre en ville o� elle provoqua, parmi la population tout enti�re, un sentiment de profonde tristesse et de grande commis�ration [...]. Et bient�t, r�confort�s par l'aide spontan�e de toutes les �uvres philanthropiques de la ville, nos h�tes reconnaissants se mirent au travail, donnant aussit�t des preuves incontestables de leur bonne volont� et de leur savoir-faire. C'est surtout dans les villages que l'ont put appr�cier la bonne besogne faite par ces rudes travailleurs [...]. Partout leur intelligente et consciencieuse activit� donna les plus grandes satisfactions aux employeurs dont la plupart n'eurent qu'� se louer de leur pr�cieux concours. Et les dilettantes des villes eurent lieu aussi d'�tre satisfaits: les chanteurs slaves, aux belles voix de basses profondes si r�put�es dans le monde entier, ne pouvaient manquer [...] d'obtenir le plus grand succ�s parmi notre population qui a toujours eu la passion des beaux concerts. Partout o� ils se faisaient entendre, au th��tre, dans les caf�s, dans les salles de f�tes, � l'�glise surtout, o� leurs chants sacr�s rev�taient un caract�re mystique, ces grands virtuoses �taient l'objet de la plus vive et la plus respectueuse sympathie au milieu d'un silence religieux. A l'heure qu'il est, "leur grandeur les attache au rivage ajaccien", tandis que leur "Rion" a franchi la mer pour finir ses vieux jours sur la rive ligurienne. Mais ce grand steamer [...] laisse parmi nous le souvenir d'un vieil ami, c'est � dire d'un repr�sentant de la vieille et chevaleresque Russie, de celle qui n'est plus, h�las ! et son d�part fait un vide immense dans notre immense rade. Que Neptune, le Dieu des eaux ait son �me. Ainsi soit-il".

La revue nationaliste A Muvra, nettement plus sobre, ne s'embarrasse pas de nostalgie lorsqu'elle fait part � ses lecteurs du d�part du navire: "U batellu russiu "Rion" di a flotta Wrangel, ch'imbruttava di u so culuracciu grisciu u nostru bellu portu da poi undici mesi, e statu vindutu a un imprisariu talianu". Est-il n�cessaire de traduire?

Le Revest les Eaux, le 14 juillet 1998

Bruno Bagni

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