Jean-Marc Rafaelli interview Pierre Tafani, chercheur sp�cialiste du client�lisme et plus particuli�rement de la Corse.
L'histoire est rapport�e par Paul Bourde, correspondant du Temps. Il prend l'affaire en route en 1887. Elle durera jusqu'� la guerre� Les Rocchini et les Tafani sont deux familles de bergers qui b�n�ficient de la protection de la noblesse de l'Alta Rocca. Fortes de ce s�same, elles s'installent l'hiver dans la r�gion de Porto-Vecchio, pour la transhumance. � l'origine, un chien tu�. De cette p�rip�tie, va na�tre une vindicte implacable entre les deux clans - une bonne cinquantaine d'adversaires seront aux prises- qui va g�n�rer plusieurs morts violentes, les gendarmes allant vainement d'un camp � l'autre pour tenter d'apaiser les bellig�rants.
La tr�ve, ou pacte, intervient lorsqu'une Rocchini �pouse un Tafani au terme d'une� alliance scell�e sous l��il solennel de l'autorit� pr�fectorale. Mais le trait� est rompu dans un nouveau bain de sang. L'h�catombe ne prend fin qu'avec l'�viction des Rocchini du sud. L'un d'eux est m�me guillotin�. � Ma branche des Tafani descend de ce fameux trait� de paix... �. Sain et sauf, notre invit� c'est Pierre Tafani. Une sommit� pacifiste. Docteur en histoire, docteur en sociologie politique, licenci� en Droit, enseignant, historien, politologue, �crivain, chercheur au CNRS, grand sp�cialiste du client�lisme. Par bonheur, il n'y a plus de Rocchini dans les parages pour lui envier sa carte de visite! Pierre Tafani habite Nice. La Corse se voit mieux avec un peu de recul.
On n'est pas dans Microcosmos, mais on n�est pas loin non plus. Pierre Tafani �tudie les Corses avec la patience la minutie et l'amour qu'un scientifique porte au comportement social et psychologique d'une colonie de fourmis rares.
� C'est un peu �a. Mon rapport � la Corse est celui d'un entomologiste. L'�le pose une �nigme � la modernit� par sa capacit� � r�sister au monde ext�rieur. L'histoire l'a toujours vue soumise � puissance m�diterran�enne du moment mais elle est parvenue � conserver une existence propre. C'est assez troublant �.
Comme beaucoup d'insulaires, il a quitt� Corse pour r�ussir sa carri�re sur le continent. Mais son m�tier le destinait � tisser d'autres liens peut-�tre plus forts que ses racines m�mes.
Avec la Corse, il n'y a pas de fuite sans retour. � La juger reviendrait � me juger. Je la vois plut�t comme un extraordinaire laboratoire m�connu, � explorer avec les instruments de la pens�e moderne. Mais chercher � comprendre ne veut pas dire acquiescer �.
Pierre Tafani ne le dit pas ouvertement. Mais il est travers� voire d�chir� par des pens�es douloureuses.
Pourquoi ? Parce qu'il y aurait comme un �chec � �tre Corse, une sorte de renonciation int�rieure � devenir un individu � part enti�re lorsqu'on est enfant� par une �le qui est un mod�le de non-d�veloppement mais que l'on s'acharne � d�velopper.
�Aussit�t qu'ils quittent leur terre, les Corses se r�v�lent comme les meilleurs agents de modernit�, aujourd'hui sur le continent, hier dans les colonies. Mais chez eux, ils sont r�tifs cette modernit� �.
Sa vision universaliste inn�e ne l'a pas emp�ch� d'appartenir, jeune, au Front r�gionaliste corse avant d'en sortir sans �tat d'�me, parce ce que les pr�mices de la violence l'effrayaient.
� J'ai tout de suite compris que la violence, m�nerait � une sorte d'impasse rituelle �.
La th�se que d�fend Pierre Tafani avec beaucoup de sinc�rit� et de conviction, c'est que la Corse a deux verrous persistants pour ne pas dire r�dhibitoires qui rendent ses probl�mes historiquement insolubles: la violence et le client�lisme.
C'est l� l'expression des deux forces qui s'opposent depuis quarante ans au moins: d'un c�t�, la Corse traditionnelle, encore domin�e par les anciens et dont ta pratique client�laire tient lieu de ciment; de l'autre, la Corse moderniste r�v�l�e dans les ann�es 70 dont le mouvement nationaliste est devenu le fer de lance. � ce paradoxe pr�s: la clandestinit� a fini par r�introduire chez elle une perspective traditionaliste.
� La violence a �t� revitalis�e par un courant modernisateur qui a multipli� les innovations dans les domaines de l'entreprise, du tourisme, de la culture. Les cons�quences b�n�fiques sont aujourd'hui tangibles. Ces modernistes se sont divis�s. Une partie est nationaliste. Toutefois on est dans une �le o� la norme n'est pas la paix mais le d�sordre. Ce d�sordre ne rend pas moins les Corses pr�visibles. Ceux qui le fomentent traversent deux phases. Une phase romantique qui entra�ne l'adh�sion de la population, r�elle ou tacite. Et une phase r�pulsive au cours de laquelle on chasse les rapatri�s, les continentaux.
Mais la clandestinit� vit aussi de ceux qu'elle �jecte, cr�ant de surcro�t une �conomie noire dont les pr�dations font fuir les investisseurs. D'o� la n�cessit� de revenir � la premi�re phase. Il faut souligner qu'aujourd'hui, des voix de plus en plus nombreuses s'�l�vent parmi les nationalistes pour rompre avec les auteurs de ces pratiques d�lictueuses.
C'est peut-�tre m�me devenu un enjeu de la n�gociation destin�e � faire l'union �. Quel arbitrage possible pour un �tat qui n'a jamais r�ussi � creuser les bonnes galeries dans cette montagne d'incompr�hension ?
Pierre Tafani estime que depuis 30 ans, les gouvernements n'ont fonctionn� que sur le seul cycle n�gociation/r�pression et sur une triple pr�occupation: acheter des tr�ves, cantonner le d�sordre corse en Corse et adapter les institutions insulaires � l'�volution des rapports de force locaux sur le terrain.
� C'est � ce niveau-l� que Nicolas Sarkozy a commis une erreur de calendrier avec le r�f�rendum en voulant devancer le recalibrage des rapports de force. Il avait bien trois ans d'avance... �
Le politologue pense que ces rapports tendent vers un �quilibre entre les deux Corse, la traditionnelle et ta moderniste. La faiblesse du camp nationaliste �tant la violence qui d�tourne une partie de son �lectorat soit vers les grandes client�les soit vers les mouvements corsistes.
La facult� de r�agir efficacement � court terme doubl�e de l'incapacit� � avoir une vision sur le long terme dicte � Pierre Tafani cette sentence ambivalente: � Les Corses sont de grands tacticiens et de mauvais strat�ges �.
Le salut passe par un repositionnement danse l'espace m�diterran�en. Tous les �lans nationaux de d�centralisation, destin�s essentiellement � accompagner la grande mutation de l'Europe, ne la concernent que de mani�re trop virtuelle.
�Elle ne s'inscrit pas dans la norme, ni territoriale, ni d�mographique, ni �conomique pour s'aligner dans cette course-l�. Et puis subsistent ces deux obstacles du clanisme et de la violence qui l'emp�chent malgr� tout de s'ouvrir �.
Pierre Tafani, qui suit l'actualit� � la loupe, est sceptique quant � la perspective d'une accession au pouvoir territorial des nationalistes, m�me dans l'hypoth�se la plus optimiste de l'union.
Il pense que leur assise �lectorale est encore insuffisante et que le potentiel sur le terrain est plus important que le r�sultat qui peut sortir des urnes, en raison de la persistance de la violence politique qui mine leur base �lectorale.
� Il leur faudrait �liminer une clandestinit� qui leur �chappe: ceux qui en vivent n'ont aucun int�r�t � la faire dispara�tre...
Pierre Tafani est l'�minent sp�cialiste du client�lisme politique, ce moyen fulgurant de promotion d�s lors que ses adeptes ont un ancrage local fort: � Except� de Gaulle, tous les pr�sidents de la R�publique ont d� faire leurs preuves en province. Savez-vous qu'un parlementaire peut recevoir 3 � 4 mille lettres par an pour des requ�tes ? Dans ce pays qui vise � la d�mocratie exemplaire, l'hypocrisie est consid�rable �.
Ce regard clinique et pertinent mat�rialis� par des livres lui vaut une invitation officielle � aller explorer le ph�nom�ne aux �tats-Unis.
Pierre Tafani s'�loignera de la Corse, du caract�re r�p�titif de son probl�me, de la pers�v�rance du politicien national � vouloir le r�gler.
Mais on peut parier qu'� son retour, son analyse n'aura pas pris une seule ride�
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