La Corse au bord d'une violence g�n�ralis�e ?
Rivalit�s au sein de la mouvance clandestine

Le march� des travaux publics va brasser d'ici trois ans des milliards d'euros dans une �le o� une certaine pauvret� se combine avec une forte tradition de violence


Dans la nuit du mardi 12 au mercredi 13 novembre 2002, trois nationalistes corses porteurs de faux papiers et d'armes de poing �taient �t� interpell�s dans le port de Marseille. Parmi eux figurait Edmond Melicucci, 33 ans, membre du FLNC Canal historique, qui faisait l'objet d'un mandat d'arr�t d�livr� par le juge antiterroriste Jean-Louis Brugui�res en 1999.

Le 23 ao�t 1999 Edmond Melicucci avait attir� l'attention de la police apr�s qu'une voiture abandonn�e et munie de fausses plaques eut �t� retrouv�e dans le village de Vezzani (Haute Corse). � l'int�rieur du v�hicule se trouvaient des cagoules, des explosifs et des armes ainsi que des empreintes g�n�tiques. Deux perquisitions avaient �t� tour � tour effectu�es les 13 avril et 29 d�cembre 2000 dans des points de chute lui appartenant par la section de recherche de gendarmerie d'Ajaccio. Depuis il �tait en fuite.

Ces arrestations t�moignaient de l'existence de commandos du FLNC vivant � l'ext�rieur de la Corse et capable de perp�trer des attentats si l'ordre leur en �tait donn�. Or les policiers expliquent qu'une cavale co�te cher et que les " recherch�s " d�pendent enti�rement de l'infrastructure qui leur est offerte par les structures clandestines corses souvent identiques � celle du Milieu. Ainsi une note du commissaire Roger Marion adress�e au juge anti-terroriste Brugui�res faisait-elle �tat d'une bande de la banlieue parisienne soup�onn�e d'avoir fabriqu� des faux papiers pour Yvan Colonna et avoir facilit� son exfiltration. L'Investigateur s'�tait fait l'�cho de cette note et avait soulev� l'hypoth�se selon laquelle des membres du milieu insulaire auraient �t� sortis du fichier du grand banditisme contre d'�ventuels renseignements relatifs � Yvan Colonna. Le m�lange des genres, milieu et nationalisme corse, sont � nouveau mises en exergue par la vague d'attentats qui frappe le b�timent en Corse. L'Investigateur avait relat� ce probl�me en �voquant la tentative d'extorsion de fonds dont avait �t� victime un promoteur install� dans la r�gion d'Ajaccio. Ses pr�sum�s racketteurs appartiendraient � la bande bastiaise dite de la Brise de Mer et auraient �t� aiguill�s sur leur cible par un c�l�bre paillotier de la rive sud ajaccienne. Le but �tait vraisemblablement d'utiliser la structure de ce monsieur Juillet afin d'obtenir des march�s sans attirer l'attention des autorit�s. Depuis les attentats contre les chantiers ou les entreprises du b�timent n'ont pas cess� se m�lant � des attentats frappant des villas isol�es. De quoi donner le vertige aux hommes politiques parisiens qui tentent de faire avancer le fameux probl�me corse.

Dans la nuit de jeudi 14 novembre � vendredi 15 six attentats et une tentative �taient commis dans diff�rentes localit�s de Haute-Corse, provoquant des d�g�ts relativement importants. Beaucoup touchaient la r�gion de Ghisonaccia, au sud de Bastia, laissant penser qu'il s'agissait d'une scission du FLNC dont les membres dirigeants seraient issus de cette r�gion.

Un tract � la m�moire d'un militant du FLNC, Jean-Baptiste Acquaviva, tu� il y a quinze ans au cours d'une op�ration commando a �t� d�couvert � proximit� du garage du centre de d�tention de Casabianda, � Aleria (Haute-Corse), fortement endommag� par un attentat. Jean-Baptiste Acquaviva, avait �t� tu� le 15 novembre 1987 par un agriculteur pied-noir au cours d'une op�ration commando du FLNC, principal mouvement clandestin arm�, contre son exploitation � Sorbo Ocagnano, au sud de Bastia. (voir l'Investigateur) Le rappel de cette action est vraisemblablement une mani�re de signifier au FLNC dit de l'Union des combattants que les symboles nationalistes ne sont pas leur propri�t�.

Le 24 octobre, un groupe s'�tait en effet appropri� le sigle FLNC. Selon les enqu�teurs il s'agirait de dissidents du FLNC-Union des Combattants, le principal mouvement arm�, avait revendiqu�, dans un communiqu� non authentifi�, dix-sept attentats et tentatives, commis notamment lors d'une petite "nuit bleue" les 17 et 18 octobre. Une bonne partie d'entre eux avait �galement �t� commise des b�timents publics et des banques en Plaine orientale.

Le 5 novembre, le FLNC-Union des Combattants endossait, � son tour, la responsabilit� d'une s�rie d'attentats ayant vis� ces derni�res semaines des banques, des �tablissements touristiques, des villas et des commerces dans plusieurs r�gions de l'�le. "Depuis quelques semaines, les clandestins semblent �tre entr�s dans une logique de tension, mais celle-ci ne concorde pas avec le climat politique g�n�ral, qui est plut�t � l'ouverture", rel�ve un expert.

Le ministre de l'Int�rieur, Nicolas Sarkozy, avait privil�gi�, au cours de deux visites dans l'�le en trois mois, une strat�gie de dialogue avec les �lus de tous bords dans la continuit� du processus de Matignon promu par le gouvernement Jospin. Parmi d'autres avanc�es, les nationalistes avaient obtenu la cr�ation prochaine d'un centre de d�tention dans l'�le, l'une de leurs revendications prioritaires.

Pour tenter d'expliquer la recrudescence des attentats, les observateurs �voquent plut�t la r�percussion sur le terrain de nouvelles rivalit�s au sein de la mouvance clandestine. Celles-ci se sont fait jour avec l'�mergence de ce nouveau groupe qui regrouperait au plus une vingtaine de militants selon les enqu�teurs. Revendiquant le sigle FLNC, ce mouvement a visiblement cherch� � symboliser une v�ritable "r�sistance", tout en pr�nant une certaine mod�ration puisque le groupe �voquera dans un communiqu� la possibilit� de s'auto-dissoudre si les conditions de la lutte militaire n'�taient plus r�unies. Dans une interview donn�e � notre confr�re, le doyen des journaux fran�ais, le Journal de la Corse, un sp�cialiste de la question corse, Xavier Crettiez r�pond � un universitaire Thierry Dominici, que cette scission est "classique en Corse, o� une partie des clandestins dispute � la majorit� une ligne directrice", en l'occurrence une tr�ve relative ". "� chaque fois que quelqu'un pose des bombes, il fait reculer le d�bat sur un sujet qui pourrait �tre trait� en le d�dramatisant compl�tement", a d�clar� le 26 octobre Nicolas Sarkozy, en avertissant qu'il ne c�derait "� aucune pression".

Pour classique qu'elle soit, cette rivalit� semble �tre � l'origine du nombre d'attentats commis dans l'�le depuis le 1er janvier : pr�s de deux cents. Le lendemain et le surlendemain de cette nuit bleue plusieurs autres villas sautaient en Corse donnant l'impression d'une certaine pagaie jusqu'au sein des rangs des plastiqueurs. Et puis au milieu de ces explosions, un nouvel attentat frappait un engin de b�timent � Lucciana, la ville dont le maire avait �t� assassin� en 1994. C'est �galement � Lucciana qu'un militant d'une organisation syndicale �tudiante, Christophe Garelli, avait �t� assassin� le 20 ao�t 1998 par des militants de la Cuncolta. Le fils de Charles Pieri, Christophe Pieri, doit �tre jug� en d�cembre par la Cour d'Assises de Bastia pour cet acte. Lucciana est l'une de ces communes particuli�rement touch�e par le racket qu'il soit d'origine nationaliste ou purement d�linquante.

L'attentat visait la soci�t� DTP de Saint-Quentin. Cet acte de malveillance a particuli�rement attir� l'attention des enqu�teurs qui sont persuad�s que le milieu et les clandestins sont en train d'investir des soci�t�s saines de mani�re � s'accaparer les march�s de travaux publics qui vont s'ouvrir en 2004 gr�ce aux fonds europ�ens. Le 25 novembre, les plastiqueurs perp�tuaient de nouveaux attentats.

Puis des entreprises du b�timent �taient encore touch�es au point que les professionnels tiraient la sonnette d'alarme dans le quotidien de l'�le Corse-Matin (�dition du 25 novembre 2002) Les entreprises ne trouvent plus d'assureurs. " �dans le secteur du b�timent qui �tait en pleine relance avec les commandes priv�es en forte hausse, la crainte se fait jour. Il faut savoir que ce sont les entreprises qui sont responsables pendant toute la dur�e des travaux, or devant ces attentats � r�p�tition, un des assureurs privil�gi� (la SMA BTP) a d�j� commenc� � se d�sengager.

Les entrepreneurs ne veulent pas travailler " sans filet ", c'est-�-dire sans une couverture des risques et en appellent � la solidarit� nationale, comme c'est le cas lors d'attentats terroristes ou catastrophes naturelles. " Le substitut du procureur de la R�publique Francis Battut t�moigne d'une prudence de sioux dans les colonnes du quotidien.

La v�rit� est beaucoup plus simple pour les enqu�teurs qui en savent un peu mais ne peuvent rien prouver. Le march� des travaux publics va brasser d'ici trois ans des milliards d'euros dans une �le o� une certaine pauvret� se combine avec une forte tradition de violence. D'ores et d�j� tous les secteurs impliqu�s dans cette violence qu'elle soit de droit commun ou politique (quand les deux ne sont pas m�l�s) montrent leur intention de prendre leur part du g�teau.

Cette mane financi�re arrive alors que dans le monde de la clandestinit� rien ne va plus. Une raison de plus pour que rien ne s'arrange tant il est vrai que l'argent stimule les ambitions. Plusieurs facteurs psychologiques ont d'autre part contribuer � une d�t�rioration de la situation dans le petit monde nationaliste violent. Depuis la sortie de prison de Charles Pieri, le FLNC Union des Combattants a, selon les policiers en charge de ce domaine, v�cu une v�ritable normalisation. Celui qui est aujourd'hui responsable bastiais du FLNC a pris des participations dans plusieurs affaires parfaitement l�gales souvent amen�es par une grosse soci�t� de b�timent public dont le patron caresse des ambitions politiques. La branche bastiaise du FLNC se chargerait donc de faire comprendre � la concurrence qu'elle doit se plier devant la dure loi du plus fort. Ne dit-on pas que ce grand promoteur a offert un cadeau royal � ce militant clandestin pour un heureux �v�nement r�cemment survenu dans son existence ?

Une telle attitude a mis mal � l'aise beaucoup de militants qui vivotent comme ils le peuvent en r�vant d'une ind�pendance id�ale. Ce responsable bastiais a pass� un arrangement avec son homologue du sud de l'�le de mani�re � �viter toutes difficult�s entre ces deux parties de l'�le qui , par tradition, pr�f�rent la m�fiance mutuelle au dialogue. Or c'est cette cette branche du mouvement clandestin qui, par l'interm�diaire des �lus Corsica nazione de l'assembl�e territoriale , privil�gie le dialogue avec le gouvernement. Et les difficul�s sont � venir : ce dirigeant nationaliste clandestin de Bastia a beaucoup d'ennemis qui aimeraient bien le voir entre quatre planches. Citons en vrac la famille de Christophe Garelli, celle de tous les militants du FLNC Canal habituel tu�s dans les ann�es 94-96. Citons les amis de Sozzi, tu� en 1993 etc. Beaucoup de meurtres commis dans la r�gion bastiaise sont associ�s au nom de ce responsable bastiais et de son fils bient�t jug� en cour d'assises. " Il est intelligent, juge un sp�cialiste de la question corse. Il sait que s'il se met � dos son mouvement il sera tu� comme l'a �t� Fran�ois Santoni. Tout son jeu consiste donc � renforcer sa protection tout en apparaissant comme un dirigeant mod�r�. Il a compris qu'en se mettant � dos l'�tat, on finit en prison. Or, il a envie de vivre. Tous les renseignements concordent sur ce point : il pense surtout � profiter de l'existence. Le militantisme est en quelque sorte pour lui un fonds de commerce."

Son retour en force a indispos� un grand nombre de militants qui ont d�cid� de quitter le mouvement clandestin pour cesser toute activit� ou pour rejoindre le nouveau FLNC former en grande partie par d'anciens militants d'un autre FLNC, celui du 5 mai. Les enqu�teurs citent le plus fr�quemment un homme en cavaledans la r�gion du Fium'Orbo, ancien lieutenant de Jo Peraldi, aujourd'hui emprisonn� pour l'attentat contre l'URSAFF et la DDE d'Ajaccio. Ils �voquent le nom d'un autre ancien responsable du FLNC du 5 mai et d'un groupe de militants sur Ajaccio issu du FLNC Canal historique.

Les plus comp�tents des enqu�teurs finissent d'ailleurs par se perdre dans ce labyrinthe d'ambitions d��ues, de haines et parfois tout de m�me de r�flexion politique. " La Corse n'est aujourd'hui qu'un nid de rumeurs o� chacun fait savoir aux enqu�teurs qui est l'autre. Nous croulons sous un surpoids d'informations. La difficult� consiste � les trier et � jeter � la poubelle les petites vengeance. " Parole de flic.

Est-ce un effet de l'�ge mais beaucoup de militants nationalistes se sont reconvertis dans les affaires. Et l'int�r�t gomme les col�res d'hier. Ainsi voit-on des personnes r�put�es proches du grand banditisme du sud se rapprocher d'un ami d'Alain Orsoni (ancien responsable du FLNC canal habituel) et d'un ancien responsable du FLNC Canal historique de Borgo pour fonder une succursale d'une soci�t� du b�timent alsacienne. Hier tout ce petit monde se flinguait joyeusement. Tout cela intrigue les enqu�teurs qui accumulent les indices sans pour autant pouvoir intervenir. " Je ne crois pas qu'il y ait une seule raison � l'effervescence actuelle", analyse un responsable parisien des Renseignements g�n�raux. La Corse c'est avant tout le bordel. Quand quelqu'un r�ussit dans un domaine, il se trouve quarante personnes pour vouloir l'imiter. C'est vrai dans la soci�t� civile comme dans le banditisme. Tout le monde a envie de participer aux festins du b�timent public. Et tout le monde s'attaque � tout le monde. Avec au milieu une majorit� de braves gens qui ne sait plus o� donner de la t�te. Toutes nos informations convergent pour affirmer que contrairement � ce qui se raconte le grand banditisme insulaire ne se porte pas bien. Il est min� par les rivalit�s comme le monde de la clandestinit� politique. Ce sont malheureusement les ingr�dients n�cessaires et suffisants � une nouvelle guerre tous azimuts. Des voyous vont tuer d'autres voyous, des nationalistes d'autres nationalistes. Cela va commencer sur les bords les plus �loign�s des centres nerveux. On va retrouver un jour un petit voyou avec une balle dans la t�te et l'on apprendra qu'il travaillait pour un des FLNC mais aussi pour telle ou telle bande. C'est d�j� ce qui est arriv� pour Armata Corsa. Et puis les cadavres vont d�signer un chemin qui m�nera vers les centres. Mais cette fois-ci �a risque de faire vraiment mal. Nos informations laissent penser qu'en Corse en ce moment, tout est fragile. Et le gouvernement acceptera jusqu'� certaines limites puis il frappera fort. Or je vous rappelle que bien souvent la force des voyous et des clandestins, �a a �t� le laxisme des autorit�s. Encore quelques mois et la population elle-m�me r�clamera des actes de r�pression. Ce qui me frappe c'est l'incroyable b�tise de la plupart de ces clandestins qui pr�tendent mener la Corse � son ind�pendance et s'entre-tuent pour savoir qui a le plus long. C'est navrant. "

La r�cente guerre des communiqu�s entre deux des FLNC a permis aux enqu�teurs de comprendre que des commandos se partageaient la t�che et pouvaient �ventuellement �tre retourn�s par le plus convaincant. C'est ainsi que l'on a vu des plasticages revendiqu�s par deux organisations clandestines � la fois. Du d�sordre, rien que du d�sordre. Et le pire est � venir. " En d�cembre, le fils de Charles Pieri est jug� pour l'assassinat de Christophe Garelli. Il y a tout lieu de croire qu'il sera acquitt� puisqu'aucun t�moin n'a accept� de dire ce qu'il avait vu, analyse un expert . D�s lors les amis de Garelli jugeront de leur c�t� que la justice ayant failli, c'est � la justice coutumi�re de prendre le relais. Le drame pour Charles Pieri est de savoir si le FLNC Union des Combattants acceptera une fois encore d'endosser ses actes ou ceux de sa famille. Cela reste � voir. Il peut devenir encombrant pour ses propres amis. C'est l� toute la difficult� pour Charles Pieri. Il est entra�n� dans une spirale qui le m�ne au mur. Il va y avoir d'autre part le proc�s des assassins de No�l Sargentini, ce militant de la Cuncolta, tu� en repr�sailles de l'assassinat en 1995 de Pierre Albertini. Or la famille Sargentini s'est constitu� partie civile. Il faut savoir que les assassins pr�sum�s de No�l Sargentini s'�taient rendus en croyant que le processus de Matignon et l'accord de Paix de Migliacciaro leur garantiraient une sorte d'impunit�. Dernier �l�ment et non le moindre : le fr�re de No�l Sargentini est Fran�ois dirigeant d'Indipendenza. L'atmosph�re insulaire risque d'�tre passablement pollu�e. Enfin en d�but de l'ann�e 2003, c'est le proc�s des assassins du pr�fet Erignac. Il se dit que le nom de la taupe du pr�fet Bonnet pourrait bien sortir de cette confrontation. Que se passera-t-il alors ? Je pense donc que le mouvement nationaliste a de bien mauvais jours devant lui et que le ministre de l'int�rieur serait bien avis� de ne pas trop compter sur cette planche pourrie. "

En attendant la Corse, blas�e et cynique, attend que les enqu�tes nombreuses donnent des r�sultats, pas de gros r�sultats mais des r�sultats tout de m�me.


�2003 L'investigateur - tous droits r�serv�s