Coignard : U Mondu, ou Le Monde version corse
Mercredi, 19 f�vrier 2003
Sophie Coignard publie aux �ditions Albin Michel " Le rapport Omert� 2003 " dont nous publions ici un court extrait consacr� au journal Le Monde et � l'�crivain Gabriel Xavier Culioli dont il nous semble que le point-de-vue se rapproche de celui qui avait �t� exprim� dans nos colonnes.
U Mondu, ou Le Monde version corse

Il s'appelle Jean Baptiste J�r�me Colonna, mais sur l'�le - et dans la r�daction du journal de r�f�rence - on le surnomme gentiment " Jean-J� ". C'est plus sympathique. Qui est cet homme peu connu des " continentaux" - les Fran�ais en langage FLNC - qui illustre � sa fa�on l'actualit� corse en cette ann�e 2002? Un rapport de l'Assembl�e nationale l'a qualifi� en 1998 de dernier " parrain corse". Mais apparemment les choses sont plus complexes. D'ailleurs, dans son �dition du 8 ao�t 2002, Le Monde publie, sur une pleine page, " de larges extraits d'un long entretien publi� " le m�me jour " dans le mensuel Corsica " - journal qui ne passe pas pour �tre l'ennemi des nationalistes - et o� il s'explique pour la premi�re fois en d�tail. Le lecteur est pri� de comprendre d'embl�e que c'est, dans l'histoire de la presse fran�aise, une date importante.

Les "propos " de Colonna - sans rapport avec l'assassin pr�sum� du pr�fet Erignac - sont " recueillis " par un �crivain corse dont Le Monde publie r�guli�rement des " analyses", Gabriel-Xavier Culioli. Dans l'�dition du 16 ao�t 2000, par exemple, ce grand contempteur de ce que lui-m�me appelle "le racisme insidieux dont sont victimes les Corses" �crivait, s�rieusement: " Tout comme hier, l'�tat royal prenait pour boucs �missaires les juifs, les templiers, les cathares, les sorci�res, les protestants ou les francs-ma�ons, la Sainte Inquisition r�publicaine a d�sign� les coupables du mai fran�ais: les Corses. "

L'interview commence fort. Question de Culioli, apr�s que "Jean-J�" Colonna lui a racont� le meurtre de son p�re: "Vous n'avez jamais song� � vous venger?"
R�ponse, en forme d'hymne � la loi du talion: "Du jour o� mon p�re a �t� enterr�, je n'ai pens� qu'� �a [�]. � l'�ge de vingt et un ans, celui de la majorit� l�gale, j'ai appris de la bouche d'un ami que certains des assassins de mon p�re �taient toujours vivants. Je suis all� voir mon oncle pour [�] lui dire que j'allais venger mon p�re� Il a seulement inclin� la t�te et m'a murmur� que je m'engageais dans la voie la plus difficile qui soit, mais que, si c'�tait mon destin, je devais l'accomplir. Ce devoir m'a pris dix ans de ma vie. "

Gabriel-Xavier Culioli demande alors � son interlocuteur si " jamais [ses] ennemis ont tent� de le supprimer". R�ponse: ils ont essay�.
Question pointue de Culioli: "Et vous n'avez jamais eu de probl�mes de conscience?" R�ponse de Colonna: "Jamais. Justement parce que j'ai toujours agi selon ma conscience. Je n'ai jamais tu� que pour venger mon p�re. Jamais pour de l'argent. "

Le reste est � l'avenant, o� l'on d�couvre, comme le soulignera Le Canard encha�n� dans son �dition du 13 ao�t 2002, que le seul tort de "Jean-J�" Colonna aurait �t�, dans une vie ant�rieure, d'avoir veng� l'assassinat de son p�re. Pour le reste, cet homme semble sans pass� judiciaire pr�cis. L'int�ress� attaquera d'ailleurs cet article jug� diffamatoire en justice. Il faut donc faire attention � ce qu'on �crit sur cet honn�te homme.

Le titre du Monde le pr�sente comme un "ancien truand ", certes - tiens, �a n'est pas diffamatoire, �a? -, "mais toujours "Corse d'honneur" ". Puis, dans un second titre introduisant au portrait qu'en fait Franck Johann�s, comme un "grand-p�re tranquille qui refuse d'�tre pr�sent� comme un "parrain" ". En un mot comme en cent, le quotidien du soir se p�me devant "la haute figure d'un homme � la r�elle �paisseur et � la finesse peu commune, qui a d�j� accompli une prouesse rare dans le milieu: pouvoir, � soixante-trois ans, vivre tranquille au milieu de ses petits-enfants".

Trois mois plus tard, Le Monde annonce que "Jean-J�" Colonna "est vis� par un mandat d'arr�t": il serait impliqu� dans une affaire de blanchiment, et la "police judiciaire" souhaiterait " l'interroger dans le cadre d'une enqu�te portant [�] sur un emploi fictif dont il aurait b�n�fici� dans une sup�rette dirig�e par sa femme ", qui sera elle-m�me �crou�e. Probl�me: Cotonna est en cavale. L'incarc�ration de son �pouse n'a pas dissuad� ce "Corse d'honneur " de prendre la fuite.

Mais Le Monde ne s'�tend pas sur cette nouvelle "prouesse " de ce sympathique grand-p�re - car le journal de r�f�rence h�site rarement � minimiser les informations qui risqueraient d'accr�diter l'id�e, trop couramment r�pandue, que la d�linquance, le banditisme et le terrorisme font plus de d�g�ts en Corse qu'en Loz�re ou dans le marais poitevin.

Cachez ces mots

Dans la nuit du 14 au 15 novembre 2002, par exemple, six bombes explosent dans "l'�le de Beaut�". Cela fait beaucoup. Mais dans Le Monde du 16 novembre, cette information occupe, en tout et pour tout, ces trois petites lignes, o� le mot "terrorisme" n'est jamais employ�: "CORSE: Six attentats � l'explosif ont �t� commis dans la nuit du 14 au 15 novembre en Haute-Corse. Les explosions ont eu lieu dans la r�gion de Ghisonaccia, dans la Plaine orientale, et en Balagne, � l'ouest de l'�le."

Cette extr�me concision, doubl�e d'un refus assez manifeste de d�signer ces exactions pour ce qu'elles sont, ne constitue pas exactement une nouveaut�: l'an dernier d�j�, dans le pr�c�dent Rapport Omert�, nous en avions relev� plusieurs exemples chimiquement purs. Pour se convaincre de [la] disparition journalistique du terrorisme en Corse il faut lire Le Monde, �crivions-nous alors, car "Le Monde n'emploie jamais le mot "terrorisme" appliqu� � la Corse".

Depuis, son directeur, Jean-Marie Colombani, publiquement f�t valoir que "tout lecteur qui acquiert un num�ro " de son journal " est en droit d'attendre une information v�ridique, compl�te et de qualit� sur ce qui, chaque jour, est important ou pertinent". Mais en 2002, nous avons relev� dans ses pages plusieurs nouveaux exemples de ce traitement si particulier, souvent tr�s elliptique, de l'information en provenance de l'�le.

Par exemple, ces trois (petites) phrases, dans Le Monde dat� du 5 f�vrier 2002: "CORSE: Des charges explosives coupl�es � des bouteilles de gaz ont d�truit les maisons en construction de deux gendarmes � Ventiseri (Haute-Corse), � 5 h 30, dimanche 3 f�vrier. Les maisons appartenaient � deux beaux-fr�res, dont l'un est domicili� � Brignoles (Var), et l'autre en poste en Corse. Les attentats n'ont pas �t� revendiqu�s."

Ou ces deux phrases, le 19 mars 2002: "MEURTRE: Le g�rant d'une pizzeria situ�e au centre de Bastia (Haute-Corse) a �t� retrouv� mort, � son domicile, dimanche 17 mars. Pierre Martinelli, cinquante-cinq ans, aurait �t� tu� de deux d�charges de fusil de chasse " (noter le conditionnel, de toute beaut�: Pierre Martinelli " aurait " �t� abattu au fusil, mais il se peut aussi qu'il ait succomb� � une attaque de gnous).

Ou encore, ces deux phrases, dans Le Monde du 6 avril 2002:
" CORSE: Une charge explosive a �t� jet�e, jeudi 4 avril dans la soir�e, dans la cour de la caserne Bacciochi � Ajaccio (Corse-du-Sud) depuis une propri�t� inoccup�e qui surplombe le b�timent. Des vitres ont �t� bris�es et des v�hicules endommag�s."

Traduction de ces quelques " d�p�ches": cinq " charges explosives " (des bombes) ont explos�. Deux de ces engins de mort visaient des biens appartenant � des gendarmes. Un troisi�me a �t� lanc� dans une base militaire. Mais pour Le Monde, ce n'est pas du terrorisme.

Dernier exemple, frappant: lorsque Nicolas Sarkozy effectue une visite en Corse, les 25 et 26 novembre 2002, le journal consacre une page enti�re � cet �v�nement, mais vingt et un mots seulement � l'un des points forts de ce d�placement: "� Ajaccio, o� s�journait M. Sarkozy, une bombe a partiellement d�truit une
agence bancaire, samedi vers 3h30 du matin." Manifestement, l'explosion d'une machine infernale sur le passage d'un ministre, fut-il de l'Int�rieur, ne constitue pas un �v�nement assez "important ou pertinent" pour s'inscrire dans ce que le directeur du Monde appelle "une information v�ridique, compl�te et de qualit�". Ce qui est important, ce jour-l�, pour le quotidien de r�f�rence, c'est qu'" un second FLNC conteste les interlocuteurs choisis par le minist�re de l'Int�rieur": cette information-l� occupe, elle, un quart de page. Sans mots qui f�chent, cela va de soi: pour Le Monde, les poseurs de bombes du "second FLNC", qui ont tout de m�me revendiqu� " 17 attentats pr�par�s dans la nuit du 17 au 18 octobre [2002] ", ne sont ni des terroristes ni m�me des ind�pendantistes, mais de simples "militants" (variante: des " clandestins").

Ah! si, tout de m�me: le 28 novembre, Le Monde signale que 221 attentats ont �t� commis depuis le d�but de l'ann�e et s'�tonne que "cette situation passe relativement inaper�ue ".

Un klaxon pour les terroristes

C'est une double constante: pour minimiser le terrorisme corse, Le Monde ne s'interdit pas seulement de le d�signer par son nom. Il ne s'oblige pas seulement � employer un vocabulaire consensuel pour nommer, sans les vexer, les poseurs de bombes. Il s'efforce �galement de les valoriser en faisant une large place � leurs communiqu�s. Dans l'�dition du 11 mai 2002, par exemple, le lecteur apprend que "le FLNC revendique les attentats du 5 mai et menace le gouvernement d'une "action sans concession" ".

Cela ne vaut pas seulement pour les "clandestins": d'une fa�on plus g�n�rale, le journal de r�f�rence rend tr�s largement compte des faits, gestes et consid�rations des chefs nationalistes insulaires.

Ainsi, lorsque des supporteurs bastiais sifflent La Marseillaise au Stade de France, avant la finale de la Coupe de France de football, le 11 mai 2002, Le Monde s'empresse de publier la r�action de Jean-Guy Talamoni - qui d�clare, sans rire, que Jacques Chirac " devrait prendre en compte l'ampleur du ph�nom�ne qui s'est manifest� [au Stade de France] plut�t que de donner l'injonction aux Corses de s'aligner sur les valeurs de la R�publique fran�aise une et indivisible ".

Ces d�clarations du chef nationaliste constituent, c'est vrai, une information. Il n'est donc pas ill�gitime de les recueillir. Mais pour �tre tout � fait "v�ridique" et "complet", Le Monde devrait peut-�tre mentionner que cet homme a d�clar� � un journal irlandais que " la violence et le spectre de la violence [sont] les adjuvants indispensables � la lutte pour l'ind�pendance". Et qu'il a rendu hommage � la lutte des clandestins, " quelle que soit la mani�re>. M�me si la " mani�re" passe par l'ex�cution d'un pr�fet de la R�publique.

Mais cela, le quotidien du soir, o� Jean-Guy Talamoni, client r�gulier, dispose de son rond de serviette, ne le mentionne jamais.

Plus �tonnant encore: dans son �dition du 13 mai, Le Monde pr�vient ses lecteurs que "de leur prison, trois membres du "commando Erignac" lancent un appel � l'union des nationalistes corses".

L'auteur de cet hallucinant article, Michel Codaccioni, dresse en quelques mots, comme pour mieux l'�vacuer, le profil de ces braves gens: " Incarc�r�s � la prison de Fleury-M�rogis (Essonne), Pierre Alessandri, Alain Ferrandi et Jos� Versini [sont] trois des militants nationalistes poursuivis pour l'assassinat du pr�fet Erignac, le 6 f�vrier 1998."

Des criminels, m�me pr�sum�s, m�me par " simple " complicit�? Pensez-vous. Des " militants nationalistes".
" Pour MM. Alessandri, Ferrandi et Versini, �crit Michel Codaccioni sans v�ritablement se rendre compte qu'il est en train de basculer, la reconnaissance du "caract�re �minemment politique du probl�me corse" commande les actions � d�velopper sur le terrain. " Par exemple, l'assassinat d'un pr�fet?
" Ainsi, poursuit le journaliste, [ils] cr�ditent Lionel Jospin d'avoir entam�, "en d�cembre 1999, un dialogue qui ouvre
incontestablement de s�rieuses perspectives d'espoir. H�las, poursuivent-ils, cet espoir fut de courte dur�e, compte tenu des contingences politiques, de l'attitude politicienne et irresponsable de certains partis fran�ais, des pesanteurs institutionnelles d'une R�publique chancelante et de l'omnipr�sence d'un fort sentiment jacobin". "
L'article ne s'arr�te pas l�, " h�las ".

Les trois hommes, poursuit le fid�le ex�g�te Codaccioni, " en appellent � l'union entre nationalistes - dont le pacte avait �t� scell� en juillet 1999 � Migliacciaru, apr�s la r�conciliation de la quasi-totalit� de la mouvance. Une r�f�rence d'autant moins gratuite que ce pacte avait �t� conclu apr�s l'analyse - voire l'acceptation - par les congressistes des raisons d'agir du "commando Erignac", dont la strat�gie fut de provoquer un v�ritable �lectrochoc pour resituer la lutte nationaliste dans un rapport de force direct avec l'�tat sur l'objectif d'ind�pendance de la Corse".

On se frotte les yeux, mais c'est �crit noir sur blanc, dans le quotidien de r�f�rence des Fran�ais. Et cela se passe de commentaire: ce jour-l�, Le Monde sert de klaxon aux complices pr�sum�s de l'assassinat d'un pr�fet de la R�publique. Pis, Le Monde reconna�t que les " nationalistes " qui squattent ses colonnes sont, dans leur " quasi-totalit�", les " congressistes " qui ont analys� voire accept� les " raisons d'agir " du commando.

�2003 L'investigateur - tous droits r�serv�s