Corse : le d�bat All�gre-Sarkozy
MARDI, 2 septembre 2003
Depuis quelques semaines, l�Express est le terrain d�un duel � fleurets mouchet�s entre Nicolas Sarkozy et Claude All�gre. L�un a �t� mari� � une Corse et a deux enfants moiti� insulaire, l�autre a un gendre originaire de Carg�se et parle souvent de ses deux petits fils d�origine corse. Tous les deux ont des points de vue bien appuy�s sur la question corse.

Nicolas Sarkozy s��tait d�clar� partisan du processus Jospin et n�a jamais vari� dans son attitude. Claude All�gre chang� au gr� de hauts et des bas de sa carri�re. Ami de Jospin et ministre de l��ducation nationale , il avait men� campagne pour l�apprentissage du Corse. Vir� par Jospin et remplac� par un Jack Lang partisan de l�autonomie pour la Corse, All�gre est devenu un jacobin pur sucre. C�est tout le charme du personnage. Il est � double face comme scotch. Histoire d�une discussion.


La le�on corse
par Claude All�gre

La signification profonde du �non� est que les citoyens veulent �tre consult�s sur les grandes questions, mais pas manipul�s

Utilisant la libert� d'expression que nous donne Denis Jeambar, j'ai d�fendu dans ces colonnes le processus de Matignon pour la Corse, opinion qui, je crois, �tait ici minoritaire. Je l'ai fait parce que je pensais qu'il fallait casser ce cercle de la violence et mieux prendre en compte, cent ans apr�s l'exemple de l'Italie pour la Sardaigne, les sp�cificit�s de la Corse. Je savais que ce processus �tait fragile et fond� sur une certaine ambigu�t�, dont personne n'�tait dupe.

Aujourd'hui, avec le r�f�rendum en Corse, cette construction a �t� mise � bas par la politique-spectacle � laquelle s'adonne notre ministre de l'Int�rieur, dont c'est le premier �chec �clatant, mais peut-�tre pas le dernier.

J'ai eu l'occasion de dire que la France, qui ne va pas bien, a besoin sur certaines questions de consensus droite-gauche, pour r�soudre les lourds probl�mes actuels. Ce fut le cas lors de la crise irakienne - pourtant rude - d'o� la France, gr�ce � l'attitude responsable de l'opposition, n'est pas sortie divis�e, et au cours de laquelle nous nous sommes oppos�s � deux de nos alli�s les plus proches.

Mais, d�s qu'il s'agit des grands dossiers int�rieurs, il semble que cette sage attitude soit refus�e a priori par ceux qui nous gouvernent.

On l'a vu au sujet des retraites, sur lequel, � la suite du travail du Conseil d'orientation des retraites mis en place par Lionel Jospin, on aurait pourtant pu avoir une concertation droite-gauche, pr�alable � tout projet l�gislatif. On devrait faire de m�me demain pour l'assurance-maladie, dont la situation devient chaque jour plus pr�occupante en raison du glissement d�mographique, d'une crise dans les vocations m�dicales et d'une d�gradation continue de l'h�pital public.

La Corse �tait l'un de ces sujets de consensus. L'accord �tait d'autant plus facile � mettre en �uvre que Nicolas Sarkozy s'inscrivait dans le processus de Matignon, engag� avec patience par Lionel Jospin, et que, presque seul, il avait approuv� dans l'opposition. Ce faisant, il �tait coh�rent avec lui-m�me.

Eh bien, non. Il a voulu faire de la politique politicienne, montrer plus d'habilet�, plus d'activit� que les autres. Huit voyages en Corse, un soin particulier pour m�nager les nationalistes, une couverture m�diatique tonitruante, etc.
Ce qui m'avait plu dans le processus de Matignon, c'est qu'on n�gociait avec tous les �lus, quels qu'ils soient, sans apart�, sans traitement particulier pour tel ou tel. Les interlocuteurs �taient les pr�sidents �lus Jean Baggioni et Jos� Rossi. Dans le processus �Sarkozy�, les choses ont paru moins claires, moins �r�publicaines�. Et puis, diff�rence majeure, Jospin avait bien dit que le processus n'irait � son terme que si les attentats cessaient. Or le r�f�rendum a eu lieu alors que la violence battait son plein. Encore une fois, critiquable manque de patience et de fermet�.

Mais la meilleure preuve d'une attitude politicienne se trouve au c�ur m�me du r�f�rendum. Le gouvernement a modifi� la Constitution pour permettre les r�f�rendums r�gionaux. C'est bien. Moi qui d�fends l'id�e d�mocratique de la consultation des citoyens, je m'en r�jouis (et j'esp�re qu'on n'en restera pas l�). Mais alors, pourquoi ne pas avoir pos� une question claire et nette, celle qui est la trame de tout le probl�me corse?

Par exemple: �Voulez-vous rester dans la R�publique fran�aise, avec quelques am�nagements r�glementaires pour tenir compte de votre insularit�?� R�pondez par oui ou par non. Au lieu de cela, on a pos� une question du genre: �Voulez-vous prendre vos vacances au printemps ou au bord de la mer?� R�pondez par oui ou par non.

Le r�sultat est si confus que ceux qui ont pos� la question ne savent que penser de la r�ponse. Comment pourraient-ils y parvenir quand on a entendu, pendant la campagne, les nationalistes dire que voter oui, c'�tait un pas vers l'ind�pendance, et, dans le m�me temps, le chef de l'�tat affirmer que voter oui, c'�tait voter pour l'attachement de la Corse � la France?

Nous traversons une crise du politique. Les citoyens ne font plus confiance ni aux partis, ni � leurs �lus, ni (on le voit ces jours-ci avec la multiplication des coordinations dans tous les conflits) � leurs syndicats. Il ne faut pas les accuser, ni les prendre pour des imb�ciles. La signification profonde du �non� corse - associ� � un record de participation �lectorale - est que les citoyens veulent �tre consult�s sur les grandes questions, mais pas manipul�s. Cette le�on doit �tre retenue par tout le monde.

En esp�rant que la Corse ne souffrira pas trop de sa lucidit� et de son courage, et que le gouvernement comprendra que, dans les faits, la sp�cificit� corse existe. Par exemple, donner l'asile � un fugitif est une tradition, et les Corses ont plus besoin de consid�ration que de subventions.

Heureusement, il reste les lois qu'a fait voter Lionel Jospin, et qu'il faudrait � pr�sent mettre en �uvre.


R�ponse de Nicolas Sarkozy dans L'Express du 28/08/2003


�Je me suis toujours inscrit dans l'esprit des accords de Matignon�


Claude All�gre, dans sa chronique du 24 juillet dernier, analysait �La le�on corse�, apr�s l'�chec du r�f�rendum sur la r�forme des institutions de l'�le, le dimanche 6 juillet.

Nicolas Sarkozy, qui a men� pendant un an, en tant que ministre de l'Int�rieur, les n�gociations ayant abouti au r�f�rendum, a vivement r�agi � la lecture de ces lignes. Sa r�ponse � Claude All�gre ainsi que la r�action de ce dernier composent une passionnante et passionn�e �dispute� r�publicaine. Cet �change montre aussi l'importance croissante du probl�me corse dans le d�bat national

Dans ces colonnes, en juillet, Claude All�gre, invoquant une �le�on corse� apr�s la consultation du 6, a en r�alit� voulu donner au gouvernement l'une de ces le�ons de r�publique qu'il aime tant distribuer au nom de son exp�rience pass�e.

Au nom, aussi, de l'id�al r�publicain, dont il estime �tre l'un des d�positaires exclusifs. C'est sans doute au nom de cet id�al que, apr�s avoir justement lou� le consensus gauche-droite l� o� il peut s'instaurer, Claude All�gre tente par tous les moyens de le fissurer sur le probl�me corse. C'est au nom de la R�publique que je veux lui r�pondre, sans pr�tendre pour ma part avoir la v�rit� r�v�l�e, mais simplement pour r�tablir la v�rit� des faits, tels qu'ils se sont produits. La Corse, selon lui, aurait �t� l'objet de ma part d'une attitude politicienne, au sein d'un �processus Sarkozy�, apr�s avoir b�n�fici� du vertueux �processus de Matignon�.

Je n'aurai pas assez �cout�, dialogu�, �chang�! J'appr�cie la remontrance, sp�cialement lorsqu'elle vient de celui qui fut litt�ralement chass� par les enseignants, qui lui reprochaient son autisme. Visiblement, cela ne le trouble pas d'expliquer aux lecteurs de L'Express ce que l'on doit faire quand on a soi-m�me beaucoup p�ch�. Disons pour �tre charitable que c'est au minimum audacieux!

Claude All�gre d�plore qu'apr�s ce processus de Matignon, o� l'on n�gociait avec �tous les �lus�, quels qu'ils soient, sans apart�, sans traitement particulier pour tel ou tel, les discussions que j'ai men�es avec les �lus corses aient �t� moins �transparentes�.

Que dois-je en d�duire? Que j'aurais men� des n�gociations secr�tes? Et avec qui? C'est absurde. J'en veux pour preuve que nul ne s'est jamais pr�valu d'un quelconque arrangement avec le gouvernement. Me reproche-t-on d'avoir �tendu les discussions aux conseillers g�n�raux, aux repr�sentants des mairies? Claude All�gre estime-t-il que cette ouverture est �moins r�publicaine�? Cela n'a pas de sens et n�cessiterait pour le moins des explications compl�mentaires. Je me suis toujours inscrit dans l'esprit des accords de Matignon, que j'avais d'ailleurs soutenus. Je reste convaincu qu'il n'est pas de solution durable sans dialogue politique d'abord, puis accord politique ensuite.

Deuxi�me critique: la consultation aurait eu lieu sur fond de violence, alors que Lionel Jospin aurait subordonn� la r�forme de fin de processus � la fin des attentats. Aurais-je la cruaut� de rappeler que, dans un premier temps, c'est le d�but du processus de Matignon qui �tait subordonn� � cette condition et que le gouvernement de Lionel Jospin n'a chang� de ligne que devant la force des violences d�ploy�es? N'�tait-ce pas l� une concession majeure � la violence clandestine? J'ai consid�r� pour ma part que la r�forme institutionnelle �tait ind�pendante de la question de la s�curit�, car, dans le cas contraire, on donnait le droit de d�cider aux auteurs d'attentats.

Je note avec int�r�t, en m�me temps qu'avec d�solation, cette vision de Claude All�gre qui consiste � marchander une r�forme. Ce n'est pas ma vision de la R�publique. Depuis vingt-huit ann�es, la Corse est ravag�e par la violence. Si l'on doit attendre que le dernier fou cesse de poser des bombes pour se parler, on risque d'attendre encore bien longtemps.

Troisi�me critique: la question pos�e n'a pas �t� celle de l'ind�pendance. C'est vrai, et pour deux raisons toutes simples. La premi�re, c'est parce qu'elle ne se pose pas, car, dans l'esprit du gouvernement, la Corse est fran�aise. La seconde, c'est qu'en l'�tat actuel la Constitution ne permet pas de poser ce type de question dans une consultation locale.

Claude All�gre consid�re-t-il qu'une r�organisation institutionnelle n'est pas une question digne d'�tre soulev�e? Cela en dit long sur la conception r�ductrice qu'il a de la Corse, au sein de laquelle la question des institutions a �t� l'objet de tr�s longs d�bats, pr�cis�ment non tranch�s par le processus de Matignon. La preuve en est que 60% des Corses se sont mobilis�s pour voter sur cette question, le 6 juillet dernier. La question pos�e a donc int�ress� les Corses, et cette participation massive est m�me sans pr�c�dent. Et comment oser pr�tendre que le non � 50,9% � la question a �t� en fait un refus d'�tre consult�s? On voit ici le raisonnement de l'intellectuel sans doute brillant, mais tellement d�connect� de la r�alit� et de la coh�rence.

On comprend mieux pourquoi le pr�c�dent gouvernement a eu du mal � comprendre les messages de l'opinion!

Quelle contradiction, enfin, dans cette attaque en r�gle: Claude All�gre d�plore d'abord que l'on n'ait pas tout simplement �mis en �uvre� un accord, �facile�, autour du processus de Matignon. D'abord, si ce processus avait r�gl� la question corse, cela se serait su. Or je me suis trouv� confront� � cet �chec: c'est bien pour cela qu'il a fallu prendre une initiative. Ensuite, est-ce que Claude All�gre regrette la consultation des Corses elle-m�me?

L� encore, ce n'est pas notre conception de la R�publique. C'est vrai, c'est l� la diff�rence avec les accords de Matignon, qui s'en remettaient, exclusivement, aux �lus et pas � la population. Le gouvernement a choisi de donner la parole aux Corses et d'en tenir compte. Qui peut s�rieusement le lui reprocher?

Quant � l'injonction faite d'appliquer les lois �qu'a fait voter Lionel Jospin�, elle ne peut �tre due qu'� une faille dans la vigilance de Claude All�gre, intervenue entre la loi du 22 janvier 2002 sur la Corse et l'entr�e en fonction du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. De sa part, une baisse de l'attention port�e � la Corse, peut-�tre due � l'agitation passag�re d'une campagne pr�sidentielle? Car le fait est que, du mois de janvier au mois de mai, rien, strictement rien, n'avait �t� fait par le gouvernement de Lionel Jospin pour un d�but de mise en �uvre de la loi sur la Corse.

Nous avons d�bloqu� les cr�dits du programme exceptionnel d'investissement pour la Corse, fait signer les d�crets d'application des transferts de comp�tences et de personnes, en r�alisant les audits n�cessaires, qui n'avaient �t� ni engag�s ni pr�vus.

Je crains que l'action gouvernementale, lorsqu'elle se fait en dehors du regard des m�dias et dans la rigoureuse continuit� r�publicaine, n'int�resse finalement pas beaucoup Claude All�gre. Mais, fort heureusement, la R�publique n'appartient pas aux donneurs de le�ons. Maintenant, si ce dernier a des id�es pour sortir la Corse de la situation o� nous l'avons trouv�e et o�, h�las, elle se trouve encore, je n'h�siterai pas � m'en inspirer. En revanche, je m'abstiendrai de lui demander d'aller les mettre en �uvre sur l'�le. La Corse est d�j� bien assez agit�e...

R�ponse de Claude All�gre dans L'Express du 28/08/2003

�J'aime trop la Corse pour m'�loigner du d�bat d'id�es�

Visiblement, M. Sarkozy n'aime pas qu'on commente ses �checs. Cet exercice lui fait perdre son sang-froid et le conduit, en r�pondant, � m�langer attaques personnelles, amalgames et r�ponses approximatives. Je ne le suivrai pas sur ce chemin. J'aime trop la Corse et mon travail de chroniqueur pour m'�loigner des faits et du d�bat d'id�es.

Affirmations approximatives, voire fausses, ai-je dit. Trois exemples. Je n'ai jamais pr�tendu d�tenir un monopole quelconque de l'id�al r�publicain, d'autant moins que je suis d'abord d�mocrate et que je con�ois la R�publique comme un moyen et non comme une fin.

Non seulement je n'ai pas reproch� � M. Sarkozy d'avoir consult� les Corses, mais j'ai �crit explicitement le contraire. Les lecteurs de L'Express savent que je d�fends l'usage des r�f�rendums, que je souhaite voir se g�n�raliser � tous les niveaux, de l'�tat � la commune.

Quant � donner des le�ons, il s'agit sans doute d'un effet de miroir. Qui, pendant huit mois, s'est appliqu� � expliquer qu'il faisait mieux que le pr�c�dent gouvernement en ne manquant pas de commenter lui-m�me sa propre action? Restent trois reproches � expliciter, car ils marquent une approche diff�rente du probl�me corse. Lorsque j'ai �crit que le processus Sarkozy �tait moins �r�publicain� (adjectif que j'ai mis entre guillemets), j'ai fait allusion � la politique de communication: huit voyages pour la Corse (et pour rien).

C'est donner trop d'importance au battage m�diatique national au d�triment d'un d�bat politique local, c'est chercher � impressionner et manipuler l'opinion par des �coups�. Par exemple, j'ai peine � croire que l'arrestation d'Yvan Colonna la veille du scrutin soit une pure co�ncidence, bien que je n'aie pas �voqu� cet �v�nement dans mon article. C'�taient les Corses qui votaient, c'�tait � eux de d�battre librement sans interf�rences des personnalit�s gouvernementales.

Pourquoi M. Sarkozy �voque-t-il des rencontres secr�tes, des conciliabules, des n�gociations inavouables? Ont-ils eu lieu? Pour ma part, je me suis abstenu d'�voquer ces rumeurs. Le second commentaire concerne le fait de savoir si la r�forme institutionnelle �tait fondamentale en Corse. J'ai l� une vraie divergence, car je ne la crois pas n�cessaire.

La Corse a souvent chang� de statut. Un d�partement, deux d�partements, tous ces changements multiples et successifs ont-ils r�gl� le �probl�me corse�? Pas du tout. La diminution par deux du prix du transport a�rien vers la Corse, comme l'ont fait les Am�ricains vers Hawaii, aurait plus d'incidence pour sortir l'�le de sa crise que tous les statuts de la terre! La r�forme institutionnelle pour la Corse est, selon moi, une solution commode qui �vite de chercher plus loin (c'est d'ailleurs � peu pr�s ce qu'a dit le pr�sident de la R�publique pour minimiser l'�chec du r�f�rendum).

Enfin, derni�re divergence de taille, le rythme des r�formes. M. Sarkozy reproche au gouvernement Jospin de n'avoir rien fait pendant ses six derniers mois d'existence. Le processus voulu par Lionel Jospin �tait un processus lent, destin� � laisser les esprits �voluer, s'habituer. Il s'agissait de donner aux uns et aux autres le temps d'att�nuer la violence, voire de l'�radiquer. Le processus n�o-cal�donien mis en place par Michel Rocard apr�s le d�sastre d'Ouv�a a r�ussi parce qu'il a �t� lent.

Mais M. Sarkozy est un homme press�, et le reproche d'inaction qu'il a adress� � Lionel Jospin apr�s janvier 2002 explique en lui-m�me son propre �chec. �Il faut laisser du temps au temps�, disait Fran�ois Mitterrand. Quoi qu'il en soit, les faits sont t�tus: le r�f�rendum a �t� perdu. Ah, j'oubliais. M. Sarkozy me demande si j'ai des id�es pour la Corse. Je tiens � lui dire que je ne me sens aucune vocation � �tre un r�parateur de porcelaines qu'un homme maladroit et trop press� a cass�es. Je me contenterai de lui dire: �M. Sarkozy, la Corse n'a pas besoin de nouveaux statuts, elle a besoin d'amour.�

Pour m�moire : Ce que disait Claude All�gre en 2001 lorsqu�il �tait partisan de la d�centralisation.

L'Express du 14/06/2001
L'affaire corse
par Claude All�gre

Le probl�me corse est-il enfin en cours de r�glement? On peut le penser apr�s le vote du projet de loi par l'Assembl�e nationale et avant son examen au S�nat. Cette question a donn� lieu � tant de prises de position tranch�es et contradictoires, provoqu� tant de crimes et d'attentats, suscit� tant d'errements d'un Etat fier de ses principes, mais peu regardant sur ses m�thodes, qu'il faut peut-�tre r�examiner la fa�on dont le gouvernement Jospin a trait� ce probl�me.
L'affaire corse, sous le gouvernement Jospin, a connu trois phases. La premi�re fut celle de la fermet� r�publicaine absolue. Le Premier ministre faisait alors enti�rement confiance � ses ministres de l'Int�rieur et de la Justice, Jean-Pierre Chev�nement et Elisabeth Guigou, pour r�tablir l'ordre r�publicain. Cette phase a �t� marqu�e, h�las! par l'assassinat du pr�fet Claude Erignac, la nomination du pr�fet Bernard Bonnet, puis la d�solante affaire des paillotes. Bien qu'� l'�poque Jean-Pierre Chev�nement affirm�t que les troubles �taient caus�s par une poign�e d'irr�ductibles nationalistes, force est de reconna�tre que, malgr� d'incontestables succ�s, le calme dans l'�le n'a pu �tre �tabli. � la d�charge de Jean-Pierre Chev�nement, il y eut bien s�r le malheureux accident m�dical qui l'a tenu �loign� des commandes pendant plusieurs mois.
De cette p�riode on gardera le souvenir d'une coordination m�diocre entre forces de police et magistrats avec, de part et d'autre, quelques d�ficiences individuelles, des rivalit�s de personnes et parfois un manque de courage. L'imbroglio de l'affaire des paillotes - dont on ne conna�t toujours pas le fin mot - contribua � faire na�tre une certaine tension entre Matignon et le minist�re de l'Int�rieur, plus d'ailleurs qu'entre Lionel Jospin et Jean-Pierre Chev�nement. Cela conduisit le Premier ministre � changer de cap et � engager un processus nouveau. Pour �tre cr�dible, il devait �tre men� au plus haut rang du gouvernement, d'o� l'engagement personnel du Premier ministre. Engagement d'autant plus grand que Jean-Pierre Chev�nement �tait r�ticent, d�s le d�but, devant la nouvelle d�marche. L'id�e g�n�rale �tait de discuter publiquement, sans rencontre secr�te, sans pr�alable, avec les �lus corses, tous les �lus corses. Ils sont issus des urnes, parlons avec eux!

Le d�bat a permis de structurer de nouvelles forces, un nouveau paysage politique dans l'�le et une nouvelle vision en France

Bien s�r, parmi ces �lus, il y avait une poign�e de nationalistes. C'est l� que beaucoup, dont Jean-Pierre Chev�nement, firent la grimace. Pourtant, cette grimace �tait, selon moi, maladroite. D'une part, les �lus nationalistes avaient jou� le jeu de la d�mocratie, puisqu'ils s'�taient pr�t�s au verdict �lectoral - montrant par l� que leurs opinions �taient tr�s minoritaires; d'autre part, le fait de discuter avec le gouvernement manifestait l'acceptation d'une m�thode qui n'est pas celle des poseurs de bombes. Dans ce pays, la libert� de pens�e est totale. Des Corses peuvent souhaiter �tre ind�pendants et l'exprimer, tant qu'ils le font dans le cadre r�publicain il n'y a rien � redire. Alors, bien s�r, les poseurs de bombes ont continu�. Et de d�noncer aussit�t le double jeu des nationalistes. Au sein d'un mouvement compos� de rebelles, habitu� aux actions d'�clat, port� par un �tat d'esprit exalt� et romantique, la raison ne s'impose qu'apr�s une longue patience. Nul doute que le mouvement nationaliste n'est pas homog�ne, nul doute qu'il a d� y avoir d'�pres discussions en son sein.
Le dialogue s'est donc nou� avec les �lus corses et c'�tait d�j� une premi�re victoire.
Ce dialogue concernait l'ensemble de l'Assembl�e repr�sent�e par son pr�sident qui fut particuli�rement actif. Cela nous changeait des conciliabules clandestins qu'on avait connus dans le pass� avec les seuls nationalistes. � partir de l�, � l'int�rieur de la structure gouvernementale, deux lignes ont coexist� en filigrane. D'un c�t�, ceux qui faisaient le parall�le entre Corse et Nouvelle-Cal�donie; de l'autre, ceux qui consid�raient la Corse comme une r�gion fran�aise un peu particuli�re, certes, mais non extravagante au sens du droit et qui faisaient du futur statut de la Corse une avant-garde de la d�centralisation.
On a pu croire un instant que la premi�re ligne allait s'imposer.
Troisi�me �pisode: l'examen � l'Assembl�e nationale faisant lui-m�me suite � une s�rie de remarques pertinentes adress�es au gouvernement par le Conseil d'�tat. Ce d�bat � l'Assembl�e est historique. Dans un premier temps, l'Assembl�e supprime l'id�e de l'enseignement obligatoire du corse - ce qui m'a fait chaud au coeur, car, ouvert � l'enseignement des langues r�gionales, j'ai toujours trouv� absurde et archa�que leur caract�re obligatoire - puis elle a encadr� soigneusement les pouvoirs de la future Assembl�e de Corse, ne lui laissant de fait que des d�volutions r�glementaires et pr�voyant des �tapes et des proc�dures pour que le processus n'�chappe pas � la repr�sentation nationale. Mais, naturellement, le r�sultat essentiel fut �la petite bombe� annonc�e par Daniel Vaillant. Les r�gions fran�aises pourraient � l'avenir b�n�ficier des m�mes avantages que la Corse si elles le d�siraient. Par ce geste, la Corse �tait bien dans la R�publique, c'�tait une r�gion fran�aise, pas un territoire d'outre-mer, sans pr�juger de l'avenir.
Bien s�r, tout n'est pas parfait. Tout le monde n'a pas obtenu compl�tement ce qu'il voulait, mais n'est-ce pas la preuve m�me que le monde a boug�? Il y a, certes, cette loi Littoral: nationalistes et jacobins se rejoignent pour regretter sa gestion par l'Assembl�e de Corse. Mais, apr�s ce qui a �t� dit, qui peut penser qu'un promoteur pourrait transformer la c�te corse en Marbella sans provoquer une vaste campagne d'opinion? Car le d�bat a, lui aussi, permis de structurer de nouvelles forces, un nouveau paysage politique en Corse et une nouvelle vision en France. N'est-ce pas cela qu'on appelle d�mocratie?

Ce que disait Claude All�gre lorsqu�il �tait partisan de l�enseignement des langues r�gionales

Interview de Claude ALL�GRE
ministre de l'�ducation nationale
Recueillie par Jean-Yves BOULIC et Bernard LE SOLLEU.
Publi�e dans OUEST-FRANCE le Vendredi 24 juin 1999

OF : Avez-vous �t� surpris par la d�cision du pr�sident de la R�publique ?

CA : J�ai d�assez bons rapports avec le Pr�sident, mais l� il m�a beaucoup d��u. Je crois savoir ce qu�il pense sur le fond. Ce n�est pas �loign� de ce que je pense. Mais il s�est laiss� aller � faire de la politique politicienne. Quand les int�r�ts du pays sont en jeu � et c�est le cas � on ne rentre pas dans des petits calculs �lectoraux. Le Pr�sident aurait d� �tre coh�rent avec lui-m�me, plut�t que de s�int�resser aux voix qui se sont port�es sur Charles Pasqua.



OF : Pourquoi, en France, a-t-on tant de mal � reconna�tre la diversit� et la valeur des langues r�gionales ?

CA : Parce que nous sommes encore sous l�influence de l��tat d�esprit napol�onien, et celui de la IIIe R�publique, conditionn�s par de vieux imp�ratifs militaires : on a besoin de soldats, tous habill�s pareils et disciplin�s, pour aller faire la guerre. Cet �tat d�esprit, que l�on peut aussi qualifier de jacobin, confond �galit� et uniformit�. Or, c�est une id�e fausse : l��galit� n�est pas l�uniformit�, c�est m�me le contraire. C�est la diversit� qui est source d��galit� et de richesse. Pour nous, la diversit� des langues r�gionales est une richesse pour la France. Elles ne menacent en rien la langue fran�aise, pas plus que la R�publique



OF : La charte europ�enne peut-elle �tre interpr�t�e comme un pas vers l�Europe des r�gions ?

CA : Certains l�ont interpr�t�e de cette fa�on. Ils ont voulu cette charte pour affaiblir les pays, je pense notamment aux technocrates de Bruxelles auxquels l�Europe des r�gions convient parfaitement. Plus les pays sont faibles, mieux ils se portent. Ce n�est pas du tout ma position. Ce qui m�int�resse dans cette charte, c�est la reconnaissance des identit�s et cultures r�gionales, parce qu�� mes yeux elles contribuent au renforcement de la France, � la prise de conscience de ses racines et de sa diversit�.



OF : Allez-vous d�velopper les classes bilingues ?

CA : Nous les d�veloppons mais la demande n�est pas consid�rable. Je ne comparerais pas les r�gions, mais la courbe est � peu pr�s partout la m�me. Il y a une certaine demande de la part des parents dans les classes primaires. Puis cette demande fl�chit au coll�ge, encore plus au lyc�e et reprend un peu � l�Universit�. Ce dont je ne veux pas, ce sont des obligations d�enseignement. Je ne mets �videmment pas les langues et cultures r�gionales sur le m�me plan que le fran�ais. Seul le fran�ais est et demeurera obligatoire.



OF : Les �coles priv�es, type Diwan en Bretagne, vont vous applaudir mais en m�me temps r�clamer un peu plus de soutien ?

CA : Les probl�mes de Diwan pourront �tre r�solus. Les associations et institutions priv�es ne sont pas les seules concern�es. Actuellement, les enfants qui vont dans ce type d��coles appartiennent souvent � des familles ais�es qui ont de toute mani�re de l�argent pour des le�ons particuli�res. Je crois par contre que l�acc�s aux cultures r�gionales doit �tre d�mocratique et doit s�adresser � un plus large public. Il faut �tre vigilant : je ne souhaite pas encourager des mouvements �litistes.



OF : Le ministre de l�Int�rieur, Jean-Pierre Chev�nement, a �voqu� un risque de "balkanisation de la France". Qu�en pensez-vous ?

CA : Je respecte toutes les opinions, mais je crois qu�il est encore dans une id�ologie jacobine un peu extr�me, un peu rigoriste. Comment rebondir ? On a dit de cette Charte qu�elle �tait un symbole. On peut faire sans les symboles. Nous allons poursuivre nos politiques, � l��ducation nationale, � la Culture. Nous allons continuer d�aider les langues et les cultures r�gionales, sym�triquement aux efforts que nous faisons pour les langues �trang�res.


Le ministre de l'�ducation Nationale Claude All�gre �crivait dans une lettre du 1er septembre 97 :

�Croyez que je suis personnellement attach� � la politique linguistique pluraliste qui constituera l'une des priorit�s de ma politique �ducative. Je souhaite en effet d�velopper la formation des ma�tres, am�liorer les m�thodes d'enseignement et d�velopper l'apprentissage de certaines langues trop n�glig�es au profit du tout anglais�

Et ce que d�clarait Claude All�gre, Ministre de l��ducation nationale dans le Bulletin de l�Institut occitan, n�4, f�vrier 1998

" L��cole de la R�publique n�est pas un moule comme on le pensait au si�cle pass�, mais le lieu o� b�tir un lien un espace commun de r�f�rences qui donne � chacun la possibilit� de vivre dans la libert� et en conscience. Pour obtenir cette fluidit� et cette libert�, l��cole de la R�publique doit accepter la diversit� et donner aux enfants la fiert� et la connaissance de l�Occitanie [trad.] "


En 2001 changement de cap : il d�clare au journal Le Monde :. � La premi�re priorit�, c'est le fran�ais. La deuxi�me priorit�, c'est de parler anglais ; les langues r�gionales, �a vient apr�s �,
� l'occasion de l'universit� d'�t� du Parti socialiste, il affirmait: � Il ne faut pas compter l'anglais comme une langue �trang�re, il faut cesser de parler de cette lutte contre l'anglais, c'est quelque chose de compl�tement obsol�te �.

L�Humanit� �pinglait Claude All�gre en ces termes :


Editorial Par Maurice Ulrich
Pan sur les doigts

Mais dans quel monde vit donc Claude All�gre ? Le c�l�bre chasseur de mammouths qui parvint en moins d'un an � dresser contre lui l'ensemble de l'�ducation nationale, de la maternelle aux universit�s, est reparti en guerre. Cette fois contre les peuplades qui auraient le d�sir de parler et d'apprendre, outre le fran�ais national, la langue de leur r�gion. " L'arr�t� sur le bilinguisme appliqu� aux langues r�gionales est archa�que et n�faste, affirme-t-il dans une tribune de l'Express. Oui, je pr�f�re former des informaticiens ma�trisant le fran�ais et parlant anglais que des bergers parlant corse ou catalan. " Quel m�pris ! Quand on est corse ou catalan, on est forc�ment berger, quand on est berger, on n'est rien du tout. Quand on est breton, on marche en sabots avec de la paille dedans...Et quand on est alsacien, on est une cigogne ? Comme, de surcro�t, les Corses et Catalans ont sans doute un pois chiche � la place du cerveau, il leur est impossible de parler aussi l'anglais comme d'autres ne peuvent � la fois r�fl�chir et m�cher du chewing-gum. L'int�ress�, il est vrai, convoque sa grand-m�re occitane comme t�moin de sa bonne foi : " Dans un pass� qui n'est pas si lointain, ma grand-m�re recevait des coups de r�gle sur les doigts chaque fois qu'en classe elle parlait occitan avec sa voisine. Il fallait parler fran�ais. C'est ainsi qu'on a fait la France. "

Voil� bien une �tonnante conception de la d�mocratie. C'est donc cela la modernit� dont se r�clame Claude All�gre en nous faisant le num�ro des �lites mondialis�es oppos�es aux ploucs r�gionalistes dont le programme est, finalement " de d�truire la France " ? Les coups de r�gle sur les doigts ?

Mais les propos de l'ancien ministre de l'�ducation nationale ne sont pas fortuits. Au moment o� le d�bat sur la Corse se tend de nouveau, c'est en bon camarade qu'il d�coche le coup de pied de l'�ne � son successeur, et plus largement au gouvernement de Lionel Jospin. En agitant le chiffon teint en bleu blanc rouge de la destruction de la France, il donne � son tour du grain � moudre � tous ceux qui, en jouant avec le feu de la violence et des attentats, entendent utiliser la Corse et plus largement les tensions r�gionalistes dans un combat politique douteux, qu'ils s'appellent Charles Pasqua, Jean-Pierre Chev�nement, Patrick Devedjian ou Jacques Chirac. Comment ne pas voir qu'en prenant appui sur les surench�res nationalistes pour enterrer le processus de Matignon, et avec lui la question du statut particulier de la Corse, c'est � ces m�mes surench�res qu'ils accordent une prime ? Paradoxalement, les d�clarations intempestives des Verts Alain Lipietz et Jean-Luc Bennahmias en faveur d'une amnistie, y compris pour les assassins du pr�fet �rignac, viennent, elles aussi, accro�tre la tension. " Ce serait, d�clarait hier l'Union d�mocratique bretonne, un encouragement aux pratiques terroristes. "

La question corse est � hauts risques, les questions r�gionales sont parfois complexes et propices � certaines d�rives. Elles n'ont pas besoin d'huile sur le feu, de m�pris et de coups de b�ton, mais de d�bat d�mocratique, sans simplifications et outrances.

Attention : phrase sortie

C'est cela la modernit� dont se r�clame Claude All�gre en nous faisant le num�ro des �lites mondialis�es oppos�es aux ploucs r�gionalistes dont le programme est, finalement, " de d�truire la France " ? Les coups de r�gle sur les doigts ?

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