La Corse face � son c�t� obscur
JEUDI, 11 septembre 2003
Marc PIVOIS de Lib�ration a demand� � cinq personnalit�s leur analyse de la situation.

Demetrius Dragacci, 62 ans, �tait directeur du service r�gional de police judiciaire d'Ajaccio lorsque le pr�fet Erignac a �t� assassin�. Retrait�, ce Corse de Carg�se vit toujours dans sa r�gion natale.


Ce qui a toujours pos� probl�me en Corse, c'est l'absence ou l'insuffisance d'�tat. J'ai l'impression que la Corse revit la m�me situation qu'en 1996, quand le pr�fet Erignac est arriv� dans l'�le. Des attentats en pagaille, des agressions contre la police, des manifestations violentes... Apr�s l'assassinat du pr�fet, il y a eu un �chec complet, une v�ritable catastrophe. Je parle des ann�es Bonnet, avec ses rafles, la r�pression aveugle et le r�sultat qu'on conna�t : remettre en selle les nationalistes ! Quand dans un village, dans une famille, quelqu'un rentre tard dans la nuit chaque fois qu'il y a un attentat, on finit par comprendre. C'est aux Corses eux-m�mes de faire comprendre � ceux-l� qu'ils n'ont pas choisi la bonne voie. Mais ici aussi, l'�go�sme, le train-train, le chacun pour soi, gagnent du terrain. Quand j'entends un haut magistrat exprimer tout haut sa peur par rapport � la situation pr�sente, je me dis qu'il devrait mieux conna�tre l'histoire de ces trente derni�res ann�es. D'ao�t 1982 � d�cembre 1982, il y a eu 804 attentats, plus l'assassinat du docteur Laffay en 1987 [pr�sident de l'association des victimes du terrorisme ndlr]. Quelque temps apr�s, nous arr�tons un type � Bastia avec huit bombes sur lui. Les attentats ont aussit�t baiss� de 70 % en Haute-Corse. Actuellement condamn�s � la surench�re, les nationalistes vont s'�puiser. L'attitude actuelle affich�e, qui allie s�v�rit� et lucidit�, devrait payer. Si la cha�ne de traitement sur le terrain suit. Il y a eu trop d'impostures et de postures dans la lutte antiterroriste. Il faut �viter d'humilier les gens, de faire peser la responsabilit� sur �les Corses�, parce que c'est ainsi que l'on aide les nationalistes, en leur permettant de parler au nom de tous les Corses, ce qui est une escroquerie fondamentale.

No�lle Vincensini, 76 ans, ancienne d�port�e, puis militante communiste, parfois proche des id�es nationalistes, est pr�sidente et fondatrice d'Ava Basta (�Maintenant, �a suffit�), association de lutte contre le racisme, l'intol�rance et pour le respect des droits de l'homme.

Notre soci�t� est d�vitalis�e �conomiquement, socialement, et intellectuellement. Que certains veuillent l'autonomie de la Corse ne me g�ne pas, car la vraie d�mocratie, c'est le pouvoir au niveau le plus proche des citoyens. C'est vrai pour un Parisien, un Berrichon ou un Corse. Mais chez nous, de par notre histoire, cette aspiration se transforme en besoin national. Pourquoi pas ? Mais il y a les m�thodes qui nous font vite tomber dans une id�ologie de type extr�me droite. Un attentat � l'explosif, c'est obscur, primitif, chacun peut l'interpr�ter � sa mani�re. D'ailleurs, la plupart des anciens du mouvement nationaliste sont partis. Maintenant, je suis frapp�e par l'immaturit� politique de ce mouvement. Le drame, c'est que face � eux, il n'y a qu'une sorte de mysticisme jacobin. Comme si �voquer une conception plus moderne de la R�publique relevait du p�ch�. Le durcissement actuel risque de mener � une impasse dramatique si ne se dessinent pas tr�s vite des perspectives politiques. Et �conomiques. C'est l'affaire de tous, car ici, il y a un sentiment int�gr� de d�sespoir, surtout chez les jeunes. Pour beaucoup, leur seule id�ologie, c'est la haine. Le FLNC n'aura jamais aucun probl�me de recrutement, mais que de drames � venir.

Dominique Ferri�re, en Corse depuis plus de quatre ans, est pr�sident du tribunal de grande instance d'Ajaccio. Le 31 juillet dernier, alors qu'il �tait en vacances sur le continent, une bombe a explos� sous sa voiture, dans le garage de sa villa � Ajaccio.

L'immense majorit� des Corses aspire au droit et � la parole de paix sociale �nonc�e par le juge civil. Au p�nal, on se heurte � une r�alit� qui transcende bien des valeurs : la solidarit� transversale et la loi du silence. Nous, magistrats continentaux, �voluons dans une soci�t� tr�s resserr�e avec des liens entre les gens qui nous �chappent. Des �volutions institutionnelles sont-elles � m�me de r�soudre la violence ? Je n'en suis pas s�r, puisqu'en face, il y a une strat�gie de surench�re permanente. Certes, le tout r�pressif n'est pas une solution. Il faut aller vers plus de r�gionalisation, de d�centralisation. Pas pour se replier sur soi, mais pour aller vers plus de dynamisme. Sinon, �a ressemble � du fascisme. Le vase clos est un terrible instrument de r�gression intellectuelle. Une meilleure int�gration � l'Europe, un rapport � la France tel que dans certaines �les m�diterran�ennes, oui. � condition de ne pas oublier que si la Corse est le plus beau caillou jamais plant� dans la mer, c'est quand m�me un bout de caillou dans la mer avec seulement 260 000 habitants. Il faut beaucoup travailler et faire en sorte que ceux qui veulent travailler ne soient pas d�courag�s � la fois par les pesanteurs du clanisme et la violence des clandestins. Ce qui �puise un peu, c'est la r�it�ration des p�riodes sombres. � chaque fois, il semble qu'il y ait un sursaut. On se dit : �La Corse va se reprendre.� Mais tout finit par passer et laisser place au retour des mauvaises habitudes.

Vincent Stagnara, 52 ans, avocat, est un nationaliste de la premi�re heure. Aujourd'hui, simple militant de Corsica Nazione, retir� de toutes responsabilit�s organisationnelles, il se dit �heureux comme un pape�.

Depuis trente ans, chaque fois que l'on fait un pas, que l'on tend la main, on nous blouse ! Aujourd'hui, tout semble � nouveau bloqu�. D'o� ces attentats. Mais la pire des choses, c'est le discours ultra-s�curitaire. On l'a vu avec Pasqua qui devait �terroriser les terroristes�. Si Sarkozy s'essaye � �a, il a perdu ! Prenez l'arrestation de Marc Simeoni : il n'y a pas de moyen plus s�r de mettre tous les nationalistes et autonomistes d'accord. Et m�me d'amener les non-violents � venir � la violence. La violence en Corse, elle s'exprime facilement, c'est notre histoire. Et si l'on continue les arrestations spectacles, si l'on s'�vertue � tenir des postures du genre �la Corse, c'est la France et rien d'autre !�, on ne fera que cristalliser les positions. Alors qu'au fond, le probl�me corse est beaucoup moins dramatique qu'on ne le pense. Certes, il n'y a pas de solution en dehors d'un contrat politique nouveau entre la France et la Corse. Mais il y a toute une gamme de solutions intelligentes � trouver. Commen�ons par quelques mesures symboliques : la langue, l'universit�, le rapatriement des prisonniers politiques - j'insiste car jusqu'� maintenant, il n'y a eu que quelques droits communs transf�r�s sur l'�le. Et pour le reste, prenons mod�le sur les autres �les de la M�diterran�e qui ont presque toutes des statuts autonomes. Avan�ons par �tape, en regardant ce qui marche et ce qui ne marche pas. Mais c'est vrai qu'� l'heure actuelle, nous sommes dans une impasse. Pour le moment, condamner la violence, c'est impossible tant qu'il n'existe pas d'ouverture politique. Je ne dis pas l'acceptation de toutes les positions nationalistes, mais une voie moyenne.

Dominique Colonna, 75 ans. Ancien gardien international de foot, il fut administrateur colonial en Afrique puis repr�sentant de la F�d�ration fran�aise de football. Il vit dans la vall�e de la Restonica.

Avec l'arrestation de Colonna, juste avant le referendum, le �oui� a perdu 2 ou 3 %. Les gens se sont dit qu'on les prenait pour des imb�ciles. D'autres ont eu peur sur le th�me : voter �oui�, c'est voter nationaliste. Moi, je ne suis pas d'accord avec les nationalistes, mais on doit respecter leurs id�es. Je suis pour qu'ils prennent des responsabilit�s. Qu'ils se rendent compte que g�rer, c'est autre chose que r�ler ! Quand vous avez quatre postulants pour un poste, c'est trois m�contents et un ingrat ! Ce serait bien qu'ils connaissent �a, eux aussi. C'est facile de se gargariser de �l'hospitalit�, de l'identit� Corse. Mais quand on fait sauter la maison des continentaux, qu'on rackette les entrepreneurs portugais, qu'on terrorise les Maghr�bins, o� est l'hospitalit� ? Je ne vois pas beaucoup d'hommes politiques qui aient un projet. Y compris les nationalistes. Avec les attentats, plus personne ne peut s'assurer. Bient�t les banques n'accorderont plus de pr�ts. Qu'est-ce qu'on fera ? On ressortira les �nes et les mulets.

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